Mon père a parlé de la guerre toute sa vie. De ce qu’il avait connu au front, les morts, les estropiés, la diète au chocolat noir, dur comme du ciment, bien davantage que du péril nazi ou de ses raisons, à lui, pour s’enrôler dans l’armée canadienne. Une histoire revenait tout le temps : un homme de son régiment revenu un jour au camp, tenant encore sur pied mais les deux bras arrachés. Je n’ai jamais su si ces images peuplaient ses nuits autant que nos conversations. Mon père est mort jeune, 25 ans après être rentré de Normandie, en principe en un morceau.
À la lumière de ce qui vient de se passer en Floride ainsi qu’en Nouvelle-Écosse, il faut croire que personne ne revient de la guerre tout à fait en un morceau.
Esteban Santiago, 26 ans, celui qui a abattu cinq personnes à l’aéroport de Fort Lauderdale avant de se livrer à la police, entendait, dit-on, des voix. « Lorsqu’il est revenu d’Irak, il n’était plus le même », confia son oncle au New York Times. Lionel Desmond, 33 ans, qui a tué sa mère, sa femme et sa fille de 10 ans avant de se tirer une balle dans la tête, était lui aussi hanté depuis son retour d’Afghanistan. « Ce que nous devions faire là-bas, dit un ancien camarade de régiment, personne ne peut comprendre. » Deux hommes devenus méconnaissables à leur retour, bourrus et violents avec leur conjointe, incapables de supporter « la guerre qui continue » en eux, la portion d’horreur qui ne décolle pas.
Selon une enquête du Globe and Mail, il y a eu 71 suicides depuis la guerre en Afghanistan, le déploiement canadien le plus important depuis la Seconde Guerre, et 158 morts au combat. C’est donc dire que pour deux morts sur le terrain, un troisième homme est mort de sa propre main, une fois rentré chez lui. Des morts qui n’ont pas toujours été reconnues, qu’il a fallu déterrer à coups de demandes d’information, le suicide étant à ce jour un sujet sensible au sein des Forces armées. Du temps de mon père, ça n’existait tout simplement pas. Aux États-Unis, la guerre en Irak a fait plus de suicidés (177) que de morts « pour la patrie » (176).
Même en admettant que le suicide après-guerre a été très peu comptabilisé par le passé, on note un accroissement ahurissant de suicides chez les vétérans aujourd’hui. Pourtant, l’horreur, la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, tous les organismes humanitaires la côtoient tous les jours. Leur personnel, à ce qu’on sache, ne se suicide pas en grand nombre. Ils savent pourquoi ils sont là, il faut croire, le cas aussi de mon père, soit dit en passant. Lors de toute grande mission humanitaire, et la Seconde Guerre mondiale a certainement été perçue ainsi, l’objectif est non seulement clair, mais on fonce avec une bonne partie du monde derrière soi. Ce n’est pas le cas des combats d’aujourd’hui, des guerres souvent larvées, nébuleuses. Dans le cas de l’Irak, une guerre montée de toutes pièces.
Selon l’expert militaire américain David Rudd, les soldats revenus du front aujourd’hui se sentent terriblement isolés. « Il y a une disjonction entre ceux qui ont connu des horreurs et les gens à la maison qui se balancent de ce qui se passe là-bas. » Donc, à l’horreur s’ajoute le non-sens. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’hommes comme Esteban Santiago et Lionel Desmond, pour qui le service militaire offrait un débouché intéressant, pour ne rien dire d’une validation de leur masculinité. Des hommes qui pensent avoir choisi un métier qui leur permet de relever le menton, d’aider les gens, de faire du bien, mais qui se retrouvent, bien malgré eux, à détruire plutôt qu’à bâtir, sans jamais voir où tout cela peut bien mener.
Inévitablement, les événements de Fort Lauderdale et d’Upper Big Tracadie ramènent avec eux les récriminations d’usage. Le sachant perturbé, pourquoi le FBI n’a-t-il pas retiré le permis d’armes à Esteban Santiago ? Pourquoi l’hôpital a-t-il renvoyé Lionel Desmond chez lui ? Pourquoi les Forces armées tardent-elles à reconnaître l’immense détresse d’ex-soldats ? Mais peut-être faut-il se poser une question plus fondamentale encore, sur la nature des guerres du XXIe siècle. En valent-elles vraiment la peine ? Et si oui, au moins avertir ceux qui s’y rendent que l’aventure est inhumaine et pourrait bien rendre fou.
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