mercredi 21 décembre 2016

L'année de la peur

Avez-vous lu l’histoire de Tiger, le chat qui a parcouru 650 kilomètres accroché à un moteur de locomotive avant d’être secouru par un chef de train au coeur tendre ? Je me suis surprise à lire chaque ligne. On s’accroche à ce qu’on peut en cette année de peur, d’attentats et, selon les Nations unies, d’effondrement total de l’humanité.

L’année épuise. Cette année encore plus que d’habitude. J’ai encore en tête la dernière effigie de notre insensibilité collective, le bambin syrien barbouillé de poussière et de sang, il a quatre ans mais il a l’air d’en avoir 80, petit vestige humain d’une guerre sans fin. Avec ses 400 000 morts, le carnage en Syrie constitue la pire atrocité de ce début de siècle, dit-on. Est-ce cette guerre qui fait peur ? Les actes répétés de terrorisme qui déciment aéroports, bars et marchés de Noël ? Ou encore l’élection d’un homme autoritaire et suffisant, décidé à saccager tout ce qui a été mis en place avant lui ?

Les tendances médiatiques relevées par Influence Communication laissent entendre que notre anxiété collective, particulièrement élevée en cette fin d’année 2016, est due à un maelström d’événements. Le compte-rendu ne dit pas quelle part de nos inquiétudes est liée à de vieux problèmes — la guerre ou le terrorisme — et quelle part découle de ce qui est encore tout frais : les fausses nouvelles, les mensonges répétés de Donald Trump et la perte sèche de la démocratie comme telle.

Pour ma part, rien ne m’a terrifiée davantage que d’entendre, de la bouche d’une proche du président désigné : « Les faits, malheureusement, n’existent plus. » Scottie Nell Hughes joue sa partition devant les caméras avec un aplomb désopilant. Comme si l’ère de la postvérité n’était pas suffisamment épeurante, voici que le fondement même des médias, du droit, de la science, de la justice, de toute institution démocratique, en fait, n’existerait plus. Collaboratrice à RightAlerts.com, un site de nouvelles qui se vante de son absence de « biais libéral », Mme Hughes défendait ainsi une des dernières fabrications de Trump : il aurait remporté le vote populaire si des « millions d’immigrants n’avaient pas voté illégalement ».

On sait pourtant qu’il n’y a pas eu l’ombre d’une fraude lors des élections américaines, c’est une des rares bonnes nouvelles de l’année. Seulement, et c’est bien ce qui abasourdit, ce qui importe n’est plus la véracité des faits mais la capacité des gens de croire au mensonge. « Pour une bonne partie de la population, ce que M. Trump écrit est la vérité »renchérit la porte-parole tout sourire. George Orwell doit se retourner dans sa tombe. L’auteur de la « double pensée » (la guerre, c’est la paix, le mensonge, la vérité) n’aurait pu imaginer meilleure application de duplicité venant d’en haut.

Sans rien enlever de l’inhumanité de la guerre, de la cruauté absurde du terrorisme, le temps est peut-être venu de redouter un peu moins ces tristes événements et craindre davantage ceux qui, mine de rien, menacent les institutions démocratiques. Le problème des fausses nouvelles, après tout, est bien réel. Et pas seulement parce qu’il implique une apolitisation et une commercialisation désopilantes de la part de Facebook, Google et cie. C’est un problème parce que les gens croient ce qu’ils lisent, comme en témoigne l’homme qui s’est pointé à la pizzeria de Washington, carabine en main, pour sauver des enfants impliqués dans un supposé réseau de pédophilie lié aux démocrates.

« Nous applaudissons depuis plusieurs années à la pluralité des médias. La diversité, c’est bien. Critiquer la presse traditionnelle, c’est bien. Mais aujourd’hui, tout est absurdement hors de contrôle », dit un article du Guardian, le premier à dénoncer le biais raciste, sexiste et xénophobe qu’on retrouve sur le moteur de recherche Google. Tapez, par exemple, les mots « les Juifs sont… » et le premier résultat est (du moins en anglais) « méchants ». Le déni de l’Holocauste suit de peu. La recherche autour de sujets comme les musulmans, les femmes et les Noirs révèle, dans un premier temps, un biais négatif semblable.

Derrière ces écrans de mensonges, il n’y a donc pas que de petits futés macédoniens cherchant à s’enrichir. Comme le démontre la journaliste Carole Cadwalladr, il y a une « guerre de l’information » menée principalement par des groupuscules de droite. Une guerre qui ne menace pas seulement la qualité de l’information, mais, pire encore, la qualité de la vie démocratique elle-même. S’il y a raison de trembler en cette triste fin d’année, la voilà.

Ne me reste plus qu’à vous souhaiter courage et fortitude, et bien sûr le bonheur qu’est Noël.

mercredi 14 décembre 2016

Climatosceptiques unis d'Amérique

Philippe Couillard s’inquiète de Donald Trump. Notre premier ministre craint le « penchant climatosceptique » du président désigné, qui, on le sait, n’a rien de constructif à dire sur le réchauffement de la planète. Trump a déjà écrit, en 140 caractères ou moins, qu’il s’agissait d’un « canular inventé par les Chinois pour freiner le secteur manufacturier américain ». Mais, rassurez-vous, le sauveur du Québec n’a pas l’intention de s’en laisser imposer par l’éléphant (dans tous les sens du mot) dans la pièce. Il restera ferme, dit-il, en matière de lutte écologique.
 
On hésite entre rire ou pleurer. L’homme qui vient d’imposer sa loi sur les hydrocarbures au moyen du bâillon, qui vient d’offrir le sous-sol québécois, à 10 ¢ l’hectare, à tous les prospecteurs gaziers et pétroliers, qui a mis seulement quatre jours à étudier la question énergétique en commission parlementaire cet été, écartant d’emblée beaucoup d’écologistes qui auraient dû prendre la parole, l’homme dont la feuille de route en matière d’environnement suinte le business as usual, voudrait qu’on le considère comme un preux défenseur de la planète ? On savoure.
 
La sortie du premier ministre a toutefois le mérite de nous alerter à un tout nouveau péril nommé Trump. Appelons-le le baobab qui cache la forêt néolibérale. Le diable qui fait des anges de tous ceux qui l’entourent. Le recul qui nous fait perdre de vue ce qui nous pend au bout du nez. Le 45e président menace tant de choses — de l’environnement à la diplomatie étrangère, en passant par les droits des minorités et les institutions démocratiques — qu’il est facile d’avoir l’air progressiste à ses côtés. C’est vrai de Philippe Couillard, qui profite des pattes d’éléphant de Trump pour montrer un beau mollet écolo, et c’est vrai aussi de Justin Trudeau.
 
Le PM canadien nous a passé tout un sapin récemment en bénissant le pipeline Kinder Morgan en Colombie-Britannique. Avec l’air de celui qui sait donner d’une main tout en prenant de l’autre, Justin Trudeau nous a assuré que sa décision était à la fois (refrain connu) « bonne pour l’économie et bonne pour l’environnement ». Mais c’est tout le contraire. La décision n’est pas seulement mauvaise pour l’environnement, elle l’est également pour l’économie, pour ne rien dire de l’angélisme de M. Trudeau, déjà passablement écorché par cette histoire de lobbyisme à coups de 1500 $.
 
D’abord, contrairement à ce qu’avait promis le chef libéral en campagne électorale, l’oléoduc en question n’a jamais été proprement évalué par l’Office national de l’énergie.
 
On n’a pas mesuré l’impact environnemental de possibles déversements de bitume sur la côte pacifique, on a omis d’évaluer une partie des émissions de gaz à effet de serre et on n’a jamais considéré « la pertinence d’un tel projet dans le marché pétrolier actuel ». Bancal à souhait, le processus d’évaluation était biaisé en faveur de Kinder Morgan, disent de nombreux observateurs.
 
La justification économique, maintenant. Le gouvernement Trudeau maintient que l’accès aux ports de mer est la clé qui permettra d’écouler les réserves albertaines. Un plus pour l’économie du pays comme pour l’Alberta. Mais c’est ignorer que « le marché est saturé actuellement, en partie à cause du bitume albertain et du pétrole de fracturation du Texas et du Dakota du Nord », écrit le spécialiste en énergie Andrew Nikiforuk dans The Tyee. De plus, le pétrole des sables bitumineux est un produit inférieur qui nécessite davantage de traitement. À cause de sa forte concentration en acide, en soufre et en métaux lourds, le produit est intraitable dans bien des raffineries asiatiques, notamment en Chine. Or, à quoi sert l’accès au Pacifique si le marché asiatique demeure une vue de l’esprit ?
 
Et, finalement, la justification écologique. Le feu vert à Kinder Morgan était conditionnel, dit M. Trudeau, à l’imposition par l’Alberta d’un plafond de 100 mégatonnes de gaz toxiques. Le hic ? Non seulement cette limite est-elle dérisoire pour la production albertaine, lui permettant en fait de croître de 40 % (!), mais elle obligera les autres provinces à des miracles de contraction énergétique — si l’engagement de réduire nos émissions de 30 % d’ici 2030, du moins, est maintenu. Il n’y a donc aucune bonne raison derrière ce projet si ce n’est celle de plaire « à un petit secteur de la population », le secteur pétrolier, au détriment de tous les autres.
 
Bref, il n’y a pas que Donald Trump qui se trouve aujourd’hui « du mauvais côté de l’histoire ». Nos propres leaders politiques ne sont pas encore très convaincus de l’impérieuse nécessité de sauver la planète.

mercredi 7 décembre 2016

Dernier tango à Paris

« À tous ceux qui adorent ce film : vous êtes en train de regarder une femme de 19 ans se faire violer par un homme de 48 ans. »
 
Les réactions aux propos du cinéaste Bernardo Bertolucci concernant la fameuse scène de sodomie « au beurre » n’ont pas tardé à exploser sur les réseaux sociaux, dont celle de la comédienne Jessica Chastain. « Le réalisateur a planifié l’attaque. J’en ai la nausée », écrit-elle en conclusion.
 
Les propos du réalisateur de Le dernier tango à Paris, enregistrés à la Cinémathèque parisienne en 2013 et dévoilés la semaine dernière, ne sont pas sans rappeler ceux de Donald Trump admettant tambouriner les femmes à sa guise. Encore une bombe qui invoque « la toxicité de la domination masculine », écrit le critique de cinéma Peter Bradshaw. Celle qui sévit, dans ce cas, dans l’industrie du film.
 
Avec la même candeur, Bernardo Bertolucci dit avoir eu l’idée du viol, par livre de beurre interposée, de concert avec Marlon Brando, la vedette masculine du film, le matin du tournage. La scène n’était pas dans le scénario et il n’était pas question non plus d’en discuter avec la jeune comédienne, Maria Schneider. « Je voulais que Maria sente la colère et l’humiliation, non pas qu’elle le joue. Je voulais la réaction de la fille, pas de l’actrice », explique Bertolucci. Tout en concédant que son plan était « horrible », le cinéaste ne regrette pas sa décision. « Je pense qu’il faut être complètement libre », dit celui dont le film, considéré comme « révolutionnaire » à l’époque (1972), a certainement marqué les annales du cinéma.
 
L’effarement qu’on lit sur le visage de la jeune femme dans le film est donc bien réel. « Maria, t’inquiète pas, ce n’est qu’un film », lui aurait dit Brando au moment de tourner la scène. L’un comme l’autre seraient sortis de ce tournage traumatisés, dit-on, mais nul davantage que l’actrice qui en aurait parlé à plusieurs reprises, mais sans, évidemment, l’effet de bombe qui est en train de rattraper le cinéaste aujourd’hui. Après ce film culte, Maria Schneider a connu une carrière très houleuse, marquée par la dépression, la toxicomanie et des tentatives de suicide. Il ne sera plus jamais question pour elle de jouer nue par la suite. Elle est décédée d’un cancer en 2011 à l’âge de 58 ans.
 

Ce que les aveux de Bertolucci révèlent, surtout, ce sont les dessous de la révolution sexuelle. Avec l’arrivée de la pilule contraceptive quelques années auparavant, ça devait être la fête pour tout le monde. « Faites l’amour, pas la guerre », disait fameusement le slogan des années 70. En ouvrant grand les vannes de la sexualité, on s’attaquait au puritanisme des décennies antérieures, aux contraintes du mariage et jusqu’aux politiques américaines au Vietnam. S’il s’agissait pour les femmes d’un premier pied de nez à l’obligation de maintenir leur « vertu », et en ignorant tout de leur corps, on se doutait que le party était bien davantage pour les hommes — dont la réputation n’a jamais été écorchée du fait qu’ils s’envoyaient en l’air, bien le contraire.
 
Le dernier tango à Paris est le véhicule parfait, on le voit aujourd’hui, de ce deux poids, deux mesures. Dans le film, Marlon Brando joue un homme qui exorcise le traumatisme laissé par le suicide de sa femme en s’éclatant avec une étrangère, une femme « libre » qui, affublée de boas, de fleurs et de grands chapeaux, est l’incarnation même de la vie de bohème d’alors. En fait, il s’agit d’un homme qui réalise un fantasme sexuel aux dépens d’une jeune femme, les explications de Bertolucci, 40 ans plus tard, ne pourraient rendre la chose plus claire.
 
La révolution sexuelle a camouflé bien des abus de pouvoir vis-à-vis des femmes qui, comme Maria Schneider, n’ont pas toujours trouvé l’exercice très libérateur. De la même façon, l’industrie du cinéma a passé l’éponge sur les abus, aujourd’hui bien documentés, de grands réalisateurs, d’Alfred Hitchcock à Stanley Kubrick en passant par Bernardo Bertolucci, qui ont souvent fait des martyres de leurs jeunes protagonistes féminines.
 
Heureusement, le temps, loin d’obscurcir le regard, n’a fait que préciser l’odieux de la transgression.

jeudi 1 décembre 2016

Renaissance, la vertu et le commerce

« Merci de faire du bien avec vos biens. » À Montréal, la charité chrétienne a désormais un nom, Renaissance, en plus d’une couleur bien à elle, le vert lime. Si le choix de couleur est un brin regrettable, les « centres de don » Renaissance connaissent un énorme succès, l’organisme recueillant « 18 millions de livres et de biens usagés » par année. Le Tim Hortons des organismes charitables, Renaissance compte aujourd’hui 40 succursales après seulement 21 ans d’existence.
 
Voué à la réinsertion sociale et à la protection de l’environnement, en plus de son hypervisibilité pas du tout embourgeoisée (le vert lime en ce sens est tout indiqué), Renaissance a tout pour plaire. Créé par un des cofondateurs de Moisson Montréal, le psychoéducateur Pierre Legault, Renaissance n’appartient pas à cette charité de sous-sol d’église qui consiste simplement à donner aux pauvres. « Il fallait aider les gens à retourner sur le marché du travail et pour ça, il fallait un incubateur », dit M. Legault. Renaissance fait donc d’une pierre deux coups en recyclant l’usagé et en formant des gens, principalement des immigrants, à la vente au détail par le biais de leurs Fripe-Prix. Après six mois de formation, l’organisme peut se vanter d’un taux de placement de 86 %, de quoi faire pâlir le gouvernement.
 
Mais Renaissance est loin de plaire à tous. Après le Village des valeurs, au tour aujourd’hui des libraires de l’usagé de se plaindre d’une « compétition déloyale ». La grogne est particulièrement forte sur le Plateau. « Non seulement ils n’achètent pas ce qu’ils mettent sur les tablettes, en tant qu’OBNL [organisme à but non lucratif], ils ne paient même pas de taxe », dit Mathieu Bertrand, dont la librairie se trouve directement en face du Centre de dons-librairie-disquaire Renaissance situé sur l’avenue du Mont-Royal.
 
Il faut savoir que Renaissance a beaucoup diversifié son offre depuis quatre ans. Forte de son succès de Fripe-Prix, l’entreprise s’est mise à se spécialiser dans le livre usagé. Selon le dernier rapport annuel, on compte aujourd’hui huit librairies pour neuf friperies. Sauf qu’il n’y a pas de « réinsertion sociale » dans ces succursales nouveau genre. (Il n’y aurait pas suffisamment de personnel, dit le patron, pour en valoir le coup). On y trouve beaucoup d’étudiants, par contre, payés guère plus que le salaire minimum. Des gens comme William et Arnaud, deux étudiants en littérature, qui ont trouvé les conditions de travail plutôt décevantes. Malgré leur capacité à distinguer Georges Bataille de Rocky Balboa, on ne valorisait pas leurs compétences, disent-ils, les embauchant comme simples « préposés aux donateurs ». « L’important, c’était le roulement ; il fallait vendre le plus possible », dit Arnaud.
 
« Dans le fond, Renaissance agit comme une compagnie privée qui s’en met plein les poches sous de fausses représentations », renchérit Mathieu Bertrand. Une accusation qui fait bondir Pierre Legault. « Pourquoi l’économie serait-elle la chasse gardée des commençants ? » dit-il. S’ensuit un long exposé sur les vertus de « l’économie sociale » où s’inscrivent les entreprises Renaissance. Ce type d’entrepreneuriat collectif vise d’abord la communauté plutôt que « le rendement financier ». N’empêche que Renaissance a vendu l’an dernier pour 18 millions en plus de recevoir 4 millions en aide gouvernementale. Un organisme de charité qui fait 22 millions par année ? « Oui, c’est élevé », admet le p.-d.g. Mais encore faut-il distinguer les profits des surplus, prévient-il. « Un OBNL a droit aux surplus, pas aux profits, pourvu qu’ils soient réinvestis au service de la mission. »
 
Renaissance a donc acheté pour 19 millions de terrains et d’immobilier l’an dernier, poursuivant son expansion tentaculaire dans le Grand Montréal et, du même coup, rendant à peu près caducs les sous-sols d’églises et autres bienfaiteurs du bon vieux temps. Aujourd’hui, tout le monde veut donner à Renaissance, engouement qu’une publicité persuasive, avec l’aide de têtes d’affiche québécoise (coût 900 000 $), n’a fait que rehausser.
 
Doit-on s’en plaindre ? Si on ne peut guère reprocher à Renaissance son approche beaucoup plus engagée que celle des dames patronnesses d’antan, la concurrence vigoureuse à laquelle elle s’adonne en matière de livres, sans directement servir sa mission, laisse songeur. Sur Mont-Royal, la librairie Renaissance a déjà atteint son objectif de 433 000 $ (toutes ses librairies ont des quotas à atteindre) et pourrait bien frôler le demi-million.
 
Pour Mathieu Bertrand, c’en est trop. « Le gérant a eu le culot de me demander, Noël dernier, de fermer deux jours d’affilés. Parce qu’il n’osait pas le faire si mon magasin restait ouvert. Ça vous donne une petite idée de la compétitivité. »