mercredi 23 novembre 2016

Les coeurs brisés

« Nous nous sentons trahies, humiliées et notre coeur est brisé en mille morceaux. »
 
La réaction des femmes autochtones à la décision de ne pas déposer d’accusations contre des policiers de Val-d’Or n’est pas sans rappeler tous les coeurs fendus à la suite du verdict de non-culpabilité de Jian Ghomeshi en mars dernier. Voici, dans les deux cas, des femmes qui prennent leur courage à deux mains, qui osent raconter ce qui leur est arrivé tard un soir, des femmes encouragées dans leurs dénonciations par tout un choeur médiatique, seulement pour se briser, un an plus tard, contre les angles pointus du droit criminel. « En raison du principe de la présomption d’innocence, rappela le Directeur des poursuites criminelles et pénales, la poursuite doit faire une démonstration hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé. »
 
Cette preuve irrécusable n’existait pas contre Ghomeshi, elle n’existe pas non plus contre les policiers de la SQ qui, dans 21 des 38 cas retenus, « n’ont même pas pu être identifiés », dit l’observatrice indépendante, Fannie Lafontaine. Lire : on ignore toujours de qui il s’agit. Plusieurs années s’étant écoulées, comment savoir qui vous a poussé en dehors de la voiture de police, qui vous a rudoyé ou sauté dessus ce soir-là ? Comment déterminer avec précision le jour, l’année, la personne ? Il faisait noir, souvent froid, et les victimes n’avaient pas toujours toute leur tête. Les difficultés à amasser la preuve nécessaire étaient sans commune mesure.
 
À un moment où les corps policiers en prennent plein la gueule, il est important de souligner que la justice n’est pas fautive ici. On pourrait même dire que le processus judiciaire s’est illustré, dans le cas des femmes autochtones, par sa rigueur et son empathie. Tant le DPCP que le SPVM, chargé de l’enquête, y ont mis le paquet. « Normalement, on n’aurait pas tout fait ça », dit celle dont le mandat était d’assurer « l’intégrité et l’impartialité » de l’enquête. Du « sérieux et exhaustivité de l’enquête », en passant par « l’établissement d’un climat de confiance avec les victimes », et bien d’autres mesures encore, tout y était, de dire Me Lafontaine. Bien sûr, on est toujours ici en présence de « la police qui enquête sur la police », mais le Bureau des enquêtes indépendantes n’étant pas en fonction au moment de lancer l’enquête, la présence d’une observatrice neutre, une première au Québec, devait justement pallier ce manque éthique.
 
On note la même rigueur du côté du DPCP, qui a réaffirmé que la crédibilité des victimes n’était pas en cause ici. « Ce n’est pas parce qu’on ne dépose pas d’accusations que cela signifie que l’événement n’a pas eu lieu », répéta-t-on. Déplacé exceptionnellement à Val-d’Or pour livrer son verdict, le message du DPCP aux femmes autochtones était « on vous croit ». À noter que parmi les procureurs choisis pour évaluer l’enquête, tous trois expérimentés « en matière de crimes à caractère sexuel », on trouve Nadine Haviernick, la soeur d’une des femmes tuées à l’École polytechnique. Un fait éloquent en soi.
 
Mais tout ce beau travail n’empêche pas la colère et la frustration, toute cette exemplarité ne peut rien pour les coeurs brisés. Le même gouffre qui existait entre prouver la culpabilité de Jian Ghomeshi et lutter contre le fléau des agressions sexuelles existe à nouveau entre les dénonciations des Algonquines et le redressement de la situation autochtone en général. Comme dans le cas Ghomeshi, justice a été rendue mais justice n’a pas été faite, du moins est-ce l’impression, étant donné l’étendue des torts à redresser. Devant ce cul-de-sac judiciaire, comment ne pas se sentir floué, à plus forte raison si vous êtes une femme autochtone, une femme invisible, une femme qui « ne parle jamais », précise la journaliste derrière toute cette histoire, Josée Dupuis.
 
Comme le soulignent le rapport de Fannie Lafontaine et celui du DPCP, ce n’est pas le rôle du système judiciaire que de redresser des torts collectifs. Soit. Mais vu l’ampleur du découragement, ce sentiment tenace que rien n’a changé et que rien ne pourra changer, on se demande si l’heure n’est pas venue pour le droit criminel de tenir compte davantage de ce type de fléaux collectifs. Une réforme ne serait-elle pas envisageable ?
 
En attendant, il est impératif que le gouvernement se débouche les oreilles en reconnaissant à son tour l’existence du « racisme systémique » et en honorant la requête pour une commission indépendante. Si notre système judiciaire n’a pu, pour des raisons évidentes, poser un geste réconciliateur vis-à-vis des Premières Nations, qu’attend donc le gouvernement pour le faire ?

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