Finalement, Hillary est arrivée trop tard.
En 2016, ce n’était tout simplement pas assez d’être la « première
femme » à oser briguer la présidence américaine. Contrairement à Barack
Obama, huit ans auparavant, le pouvoir du symbole, la possibilité « d’écrire une page d’histoire »
n’a pas suffi à propulser Mme Clinton jusqu’à la Maison-Blanche. Pour
que la magie opère, pour que les femmes de tous les âges et de toutes
les classes sociales sautent dans le train, comme l’ont fait la très
grande majorité des Noirs pour leur héros Obama, il aurait fallu un pays
moins divisé, moins en colère, moins partagé entre l’identité de la
nation et l’identité individuelle. Il aurait fallu arriver 10 ans plus
tôt ou même avant le fameux 11-Septembre, un événement qui a contribué à
écorcher le rêve américain et à semer la peur et la suspicion comme
jamais. Arriver avant les ravages de la mondialisation et de la
révolution technologique, ce qui a dévalué des secteurs industriels au
complet.
La victoire féministe d’Hillary ne pouvait pas suffire, parce que le
féminisme, après tout, est une vieille histoire. Cinquante ans après de
fulgurants débuts, bien des choses ont changé, en commençant par la vie
des femmes elles-mêmes. Beaucoup plus a changé pour les femmes, en fait,
que pour les Noirs. Même si le plafond de verre, en politique
notamment, demeure un véritable problème, il n’y a rien de
révolutionnaire aujourd’hui à l’idée d’une femme présidente. La
proposition d’un homme noir à la tête des États-Unis, il y a huit ans,
était beaucoup plus audacieuse — et le combat d’Obama, par conséquent,
beaucoup plus héroïque, comme le dénotait éloquemment son « Yes, we can ! ».
C’est justement parce que le féminisme a une longue et fructueuse
feuille de route que bien des jeunes femmes, et les jeunes tout court,
ne se sont pas reconnues dans Hillary Clinton. Ce n’est pas que le
féminisme n’a pas agi, dans ce cas, c’est qu’il a trop agi.
Les jeunes tiennent pour acquis aujourd’hui que les femmes peuvent
faire tout ce qu’elles veulent, y compris briguer la présidence
américaine. Contrairement aux générations plus vieilles, cela ne
représente pas un aboutissement en soi, mais bien un plancher à partir
duquel ériger d’autres valeurs, notamment de justice sociale et
écologique.
Deux générations plus tard, le féminisme est une affaire plus
complexe, en d’autres mots, et c’est tant mieux. Il ne s’agit pas
seulement de mettre une femme à la place d’un homme. Il s’agit de
choisir quelqu’un, en l’occurrence une femme, qui va nous amener plus
loin.
Hillary Clinton a des qualités à revendre, comme elle l’a à nouveau
démontré dans son discours de concession, elle est forte, fière et
généreuse, intelligente à souhait, mais elle n’incarne certainement pas
le changement. Tout le contraire.
D’abord, ce n’est pas quelqu’un qui a le doigt au vent, qui a
l’instinct de ce qui est en train de se transformer. Appelons ça
l’incapacité, présente chez bien des baby-boomers, de voir
au-delà de sa propre expérience. Ensuite, avec son train de vie de
grande bourgeoise, ses relations avec Wall Street, ses discours à coups
de millions, Mme Clinton est à mille lieues du plancher des vaches. Elle
transpire l’establishment et le statu quo. Or la morale de
cette élection-choc, mis à part l’incapacité des sondeurs et des médias
d’y voir clair, c’est justement la désaffection de la moitié de la
population envers les institutions du pays, financières, politiques et
médiatiques.
Ce n’est pas juste la frange d’hommes blancs en déroute, en d’autres
mots, qui a pesé dans la balance. Le sexisme et le racisme, et Dieu sait
qu’il y en a eu, ne sont pas les seuls responsables de la déroute
d’Hillary Clinton. La victoire imposante de Trump (la moitié de
l’électorat et 279 grands électeurs) parle d’un phénomène plus large. On
assiste à une espèce de révolution de palais, en fait, « le plus grand choc pour le système politique américain des temps modernes », dit le New York Times, et personne ne l’a vu venir. « Nous
n’avons pas su capter la colère bouillante d’une partie de l’électorat
trahie par une reprise économique très sélective, par des ententes
commerciales qui menacent des emplois, en plus de se sentir dépréciée
par Washington, Wall Street et les médias. »
Hillary Clinton n’était sans doute pas la bonne personne au bon
moment. Cela dit, comment ne pas éprouver sa déception, comment ne pas
reconnaître ce goût persistant d’amertume, comment ne pas maudire la
difficulté additionnelle que c’est, encore aujourd’hui, d’être une
femme.
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