Au lendemain des deux grand-messes honorant la télévision — les prix Emmy chez nos voisins et les Gémeaux ici —, rendons grâce aux dieux du petit écran. Après tout, si Donald Trump, 6 pieds 2, 236 livres et, prétend-il, bien pendu par-dessus le marché, devient le 45e président américain, la télévision y aura été pour beaucoup. Trump, on le sait, s’est fait connaître du grand public en jouant le matamore à l’émission de téléréalité The Apprentice à NBC. De 2004 à 2015, sa phrase fétiche — « you’re fired ! » — tombait chaque semaine comme une guillotine sur le rêve d’un jeune entrepreneur venu défendre un projet. C’est ce culte de l’intimidation et du regardez-moi-bien-aller que Trump a réussi à imposer, malgré les protestations des uns et l’incrédulité des autres, lors de l’actuelle campagne.
À quelques semaines de l’élection américaine, on n’est plus à se demander comment le parti d’Abraham Lincoln a pu tomber si bas. On est à tirer les leçons qui s’imposent.Selon Dana Milbank du Washington Post, la campagne de Trump signifie une prise de contrôle « hostile » de la politique américaine par la téléréalité. « Au moment où Trump lança sa campagne, les règles de la téléréalité se sont imposées, celles où la personne qui dit les pires bêtises est récompensée avec le plus de temps d’antenne. Selon ces règles, la célébrité n’a rien à voir avec la réussite. Dans ce monde, vous devenez célèbre surtout si vous êtes le gars ou la fille que personne n’aime. Plus vous êtes haïssable, en fait, mieux c’est. »
Tout ce qui paraissait inouï, imbuvable, impossible en début de campagne — les insultes, les mensonges, l’ignorance, le manque de préparation et de sérieux —, tout ça désormais s’explique non pas comme des failles avec lesquelles l’improbable candidat doit composer, mais comme un style sciemment mis en avant. « Trump reflète une mentalité qui est plus crue, plus vulgaire et plus branchée sur la culture populaire. Les attentes ont été baissées à tel point que l’idée de se pointer chez Dr. Oz [émission de pacotille animée par un médecin] est parfaitement acceptable, voire dernier cri », dit le commentateur Matt Lewis.
Voilà pour la forme. Mais Trump, dans sa turpitude, a aussi mis le doigt sur quelque chose de beaucoup plus profond. Il a révélé un mécontentement populaire qui a des racines plus lointaines encore que l’anti-establishment du Tea Party ou la grogne des Berniacs (les partisans de Bernie Sanders) contre les milliardaires. Il a révélé une lutte des classes et une lutte des sexes qu’on croyait depuis longtemps révolues. Sans le vouloir, le roi du bling-bling a ouvert la porte à tous ceux qui se sentent tassés par les développements socio-économiques des dernières décennies. Des hommes à 95 % qui ont souffert de l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, du déplacement de la main-d’oeuvre vers l’étranger, de la disparition du secteur manufacturier en faveur de l’innovation technologique. Tous ces bouleversements ont miné l’homme blanc d’un certain âge sans grande éducation, celui-là même qui renaît aujourd’hui de ses cendres dans la personne de Donald J. Trump.
On n’arrête pas le progrès, dites-vous ? Mais c’est très exactement ce que signifie l’ascension de l’ineffable candidat républicain sur la scène politique américaine.
Comme nul autre avant lui, Trump prépare la voie à ce retour en arrière où « les hommes étaient des hommes » et les Blancs étaient les maîtres incontestés du domaine. C’est la revanche de tous ceux qui n’ont jamais avalé le mouvement de la contre-culture, des droits civiques ou du féminisme et qui s’élèvent aujourd’hui pour proclamer « leurs valeurs ». C’est la trouvaille de la campagne de Donald Trump d’avoir compris qu’une bonne partie de l’électorat conservateur ne voulait pas, en fait, parler de libre-échange, de baisse de taxes ou de privatisation, mais plutôt« d’immigration, de sécurité et d’identité ».
Les questions identitaires ne font pas seulement des ravages aux États-Unis. La nostalgie pour le passé, pour un temps où les choses étaient plus simples et plus uniformes, secoue également l’Europe et, dans une moindre mesure, le Québec. Les retours de balancier ont la fâcheuse habitude de s’activer quand on s’y attend le moins.« Make America [ou le pays de son choix] great again » n’est rien d’autre qu’une incitation à regarder derrière plutôt que devant.
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