Appelons-le le Donald Trump du monde du spectacle, le Bernie Ecclestone des stand-up, le Maurice Duplessis de l’humour. Vulgaire, méchant, pas subtil pour trois sous et, en même temps, de plus en plus riche et célèbre. À en juger par ses spectacles à guichet fermé, ses prestations à Tout le monde en parle et sa propre émission de télévision à venir en septembre, de plus en plus incontournable aussi.
Comme pour l’invraisemblable candidat républicain à la présidence américaine, on se demande ce que nous avons bien pu faire au Bon Dieu pour mériter un tel émissaire. Qu’y a-t-il dans l’air du temps pour expliquer ce culte du bête et du méchant ? Du « fuck toute » ? Sommes-nous à ce point désabusés (par ceux qui nous gouvernent) et/ou angoissés (par ce qui nous arrive) qu’on ait juste envie de fesser dans le tas ?
Tout ça pour dire que je trouve, et ça ne surprendra personne, Mike Ward largement insupportable. On est loin ici d’un Lenny Bruce, l’humoriste américain perçu, lui aussi, comme un dangereux personnage et maintes fois traduit en justice. Cela dit, et voici qui en surprendra quelques-uns, je ne suis pas d’accord avec sa condamnation dans l’affaire du « petit Jérémy ». Comme d’autres, je crains un précédent dangereux pour la liberté d’expression, qu’il s’agisse des artistes, des humoristes ou des journalistes.
Le vice de forme, d’abord. Ward n’a pas été condamné par un tribunal ordinaire mais par le Tribunal des droits de la personne, créé, comme la Commission du même nom, pour protéger les droits enchâssés dans la Charte des droits et libertés. Ces organismes sont essentiels à la vie démocratique et ils ont tous deux contribué à faire grandir le Québec. Là n’est pas le problème. Le problème est que ni la Commission ni le Tribunal n’ont été conçus pour juger une affaire comme celle opposant Mike Ward à Jérémy Gabriel, deux personnalités médiatisées qui doivent par définition porter flanc à la critique. (Ce sont les tours de chant du jeune Jérémy devant le pape et ailleurs, rappelons-le, qui expliquent les écorchures de l’humoriste.) Ces deux organismes sont là pour protéger le commun des mortels de la discrimination systémique — quelle soit sexuelle, raciale, religieuse, politique ou physique (dont le handicap). Sur le site de la Commission, on spécifie d’ailleurs les domaines où « la discrimination et le harcèlement sont interdits » : travail, logement, services, transports, lieux publics (tels écoles, restaurants, lieux de camping) et actes juridiques. La scène n’est pas ici énumérée.
« On peut faire des blagues sur les handicaps, sinon il faudrait fermer le festival Juste pour rire, et on ne demande pas ça », dit l’avocate de la Commission, reconnaissant d’emblée la teneur exceptionnelle de la cause. Toute la question était donc de mesurer le « préjudice » qu’aurait subi, ou non, Jérémy Gabriel. Or, le jugement spécifie que les propos tenus par l’humoriste « n’ont pas altéré la réputation professionnelle » du jeune plaignant. De plus, le Tribunal « ne croit pas que Monsieur Ward soit à l’origine de toutes les moqueries dont Jérémy a pu être victime en raison de son apparence ». En d’autres mots, si cette cause avait été entendue au civil, où la question des dommages subis est toujours clé, il y a fort à parier que Jérémy aurait perdu.
Sur quoi donc se base le Tribunal pour condamner le haïssable humoriste ? En apparente contradiction avec l’avocate de la Commission, le juge considère qu’en se moquant de Jérémy à cause de son apparence, « Monsieur Ward a porté atteinte au respect de sa réputation ». C’est donc dire qu’on ne peut pas « faire des blagues sur les handicaps » ?
Le Tribunal des droits de la personne semble ici contraint de se reposer sur sa raison d’être : la défense des personnes vulnérables, en invoquant tout simplement l’article approprié de la Charte. Mais la liberté d’expression dans tout ça ? Il faut bien la défendre, elle aussi.
À ce sujet, la bande-annonce du Mike Ward Show est d’un sexisme puant et bien plus choquant que le sketch sur Jérémy. La pute branlant ses seins immondes au-dessus des oreilles de Ward, muselé comme un pit-bull, renvoie une image abjecte (pour ne pas dire difforme) des femmes. Devrait-on l’interdire ? Non. Comme certains dessins tout aussi déplorables de Charlie Hebdo, la liberté d’expression inclut le droit d’aller parfois trop loin. Mais s’en plaindre ? Ça, oui. Comment arriverait-on à débattre d’une question autrement ?
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