Appelons-la Alice, car la femme qui me tient au téléphone a fait elle aussi un saut dans l’inconnu en se joignant à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), il y a quelques années. C’est elle qui parle de la DPJ comme de « l’autre côté du miroir », vu sa mauvaise réputation (perçue soit comme trop interventionniste, soit comme pas assez) et la tension perpétuelle dans laquelle baignent les intervenantes, des femmes à 85 %. « On n’est jamais content de nous voir », dit celle qui veut garder l’anonymat, car les travailleuses sociales de la DPJ n’ont pas la permission de parler aux médias.
Le rôle de la Protection de la jeunesse est d’intervenir auprès des enfants en difficulté de 0 à 18 ans et de les retirer du milieu familial au besoin. Imaginez quelqu’une qui se pointerait chez vous pour annoncer qu’il n’y a pas assez de bouffe dans le frigo, pas assez de vêtements pour votre flo, pas assez de suivi à l’école, pas assez de présence parentale. Ce n’est pas dit comme ça, évidemment, on prend des gants blancs, on fait attention, on est devant des gens « fragilisés » et, en plus, « le premier objectif est de maintenir les enfants à la maison ». Sûr, la travailleuse sociale tente de son mieux de se rendre utile. Les statistiques sont d’ailleurs là pour le prouver : en 2015, près de 50 % des enfants « signalés » à Montréal sont restés dans leur famille, 38 % ont été replacés dans la famille élargie et 12 % ont été placés dans des centres de réadaptation. Cela dit, difficile d’imaginer un travail plus délicat, voire ingrat.
Mon interlocutrice marche continuellement sur des oeufs, car son boulot consiste à annoncer aux parents un « signalement » pour négligence ou mauvais traitements, et puis évaluer si c’est bel et bien le cas. Mais de ça, elle ne se plaint pas. C’est l’intimidation, les menaces à peine voilées, la violence verbale et psychologique qui, ces temps-ci, lui donnent « envie de pleurer ». Des préoccupations qu’elle met de côté la plupart du temps, mais que l’agression sauvage d’une travailleuse sociale, la semaine dernière, a ravivées. Dans le stationnement d’un centre jeunesse, sa collègue a été frappée à coups de bâton de hockey par un père en colère. Elle s’est retrouvée à l’hôpital avec un bras cassé ; lui, à Pinel, pour une évaluation psychiatrique. La nouvelle a très peu fait la manchette, le syndicat a mis une semaine à réagir, et la direction, elle, tente de se faire rassurante. Peine perdue.
« On est presque toutes des femmes, on travaille seules la plupart du temps, et il n’y a pas de gardien à nos bureaux. Nos chums capoteraient de savoir à quoi on s’expose », dit Alice. D’ailleurs, si ce métier était davantage exercé par des hommes, les conditions ne seraient-elles pas plus sécuritaires ? Pour l’instant, les mesures de protection se résument à un paquet de consignes vestimentaires — « souliers plats, pas de bijoux, rien qui s’agrippe » —, à indiquer le lieu de sa visite et le degré de risque, à quitter les lieux si le parent est intoxiqué, à appeler la police si nécessaire. Alice déplore que l’employeur ne leur fournisse pas au moins un cellulaire pour appeler à l’aide ou signaler leurs déplacements.
Mais demain n’est pas la veille. La DPJ a été touchée par la réforme de la santé et des services sociaux, la fameuse loi 10 du Dr Barrette. Ses bureaux, qu’on appelle centres de jeunesse, sont désormais fusionnés avec les CLSC, les centres de dépendance et les hôpitaux du secteur. En plus de perdre leur spécificité, les employés ont quadruplé, passant de 3000 à 15 000. Diluées dans un grand tout, avec les budgets sabrés, les équipes ont été beaucoup déstabilisées, dit Alice. Puis, arrive un « geste extrême » comme celui de la semaine dernière, et la peur et les appréhensions qu’on prend soin de garder pour soi remontent à la surface et prennent toute la place. La travailleuse sociale qui s’est fait séquestrer, l’autre qui s’est fait cogner la tête contre le cadre de porte, le père, furieux, qui tenait la poignée de porte tout le temps de l’entretien… Et l’avalanche de commentaires du genre : « À ta place, je me surveillerais quand je sors. »
Comme le souligne Alice, « tout le monde est pour la protection des enfants ». Pourquoi ce souci de protection ne concernerait-il pas davantage les gardiennes du temple ?
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