« Ne me dites pas que vous avez fait ça. Vous venez de lui tirer dessus quatre fois, Monsieur. Ne me dites pas que vous venez de tuer mon copain. »
Plus encore que les images de l’agonie de son petit ami qu’elle a réussi à filmer, c’est le ton de voix posé, on ne peut plus résigné de la jeune femme qui étonne et accable ici. Sa description terre à terre de l’horreur qui se déroule à ses côtés, pendant que le policier en question, le revolver toujours braqué, visiblement paniqué, crie et tremble de tout son corps à l’extérieur de la voiture. C’est le monde à l’envers, le monde « sans paix » et « sans justice », comme scandaient les manifestants à Dallas dimanche soir dernier.
De toutes les vidéos, et elles sont désormais légion, où l’on peut voir de jeunes Noirs se faire faucher par un policier, presque toujours blanc, nulle n’est plus éclairante que celle filmée par Lavish (alias Diamond) Reynolds vendredi dernier. Vrai, la prolifération de ces images déforme quelque peu la réalité, donne une impression de « guerre civile » alors que les rapports raciaux se sont quand même améliorés depuis 50 ans. Mais ces images croquées sur le vif ont le mérite de nous faire vivre une discrimination qu’on ne pouvait que deviner jusqu’à récemment.
Les images des dernières minutes de vie de Philando Castile, l’ami de Lavish Reynolds, publiées sur Facebook, nous plongent au coeur de la mentalité d’assiégée qui talonne la majorité des Afro-Américains. La résignation chez la jeune femme, on le sent, vient de loin. « N’oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous avons été libres », écrit Ta-Nehisi Coates dans le livre qui choque et bouleverse l’Amérique, Between the World and Me. Lavish n’a clairement rien oublié. Avant, c’était le maître et son fouet, aujourd’hui, c’est le policier et son revolver, mais la soumission, « please, sir », dit-elle, comme dans un roman de Dickens, la nécessité d’agir comme un zombie, de vivre coupée de ses émotions, est la même.
Mais cette vidéo dévoile aussi autre chose : la peur manifeste des policiers devant la population noire. C’est au moment où Philando Castile dit au policier qu’il a une arme sur lui — « il a son permis ! », s’empresse d’ajouter sa blonde — que les coups partent. L’aveu malheureux, au moment où le jeune homme tend le bras pour chercher son permis, comme le lui a ordonné monsieur l’agent, va lui coûter la vie. Car le policier voit soudainement un assaillant devant lui. Le fait qu’il le soupçonne d’être un voleur à main armée alimente sa paranoïa. La méprise est totale car Castile est un homme sans casier judiciaire. Seulement, il porte une arme. Et ça change tout.
Comme si les rapports raciaux aux États-Unis n’étaient pas déjà assis sur une poudrière, la loi américaine autorisant le port d’armes envenime énormément la situation. La tuerie de cinq policiers blancs qui s’est produite le lendemain à Dallas, lors d’une marche de protestation contre les récents événements, en est un autre exemple. Des manifestants se promenant l’arme en bandoulière — idée combien malvenue pour protester contre la brutalité policière mais permise au Texas ! — ont été pris pour des conspirateurs. Autre méprise, donc, qui ne fait que brouiller davantage les frontières entre la sécurité publique et la sécurité individuelle, entre les autorités et les fiers-à-bras, entre le bien commun et le free-for-all. L’erreur entravera d’ailleurs la recherche du vrai coupable, Micah Johnson, un pur produit, lui aussi, d’une société obnubilée par les armes, un autre jeune homme abîmé par la vie militaire et ne sachant plus quoi faire pour se donner de l’importance.
S’il y a eu des avancées depuis les luttes antiségrégationnistes des années 1960 et 1970, on n’y voit aujourd’hui que du feu. Les rapports tendus, souvent violents, entre les forces de l’ordre et la population noire, comme le souligne Ta-Nehishi Coates, prennent toute la place. « Tu sais maintenant que le service de police de ton pays détient le pouvoir de détruire ton corps », dit-il à son fils à qui le livre est adressé. Or, impossible de mettre un terme à cette guerre de tranchées sans mettre d’abord un terme à la prolifération des armes. Le président Obama le sait mieux que quiconque, mais agira-t-il ? Lui qui sent la blessure raciale jusque dans ses tripes pourra-t-il en faire un legs ? Ce serait sans contredit son plus beau cadeau.
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