À l’aube du sommet du G7 qui se tient cette année au Japon, Barack Obama se rendra à Hiroshima, là où les Américains ont largué la première bombe nucléaire il y a 71 ans, mais sans faire d’excuses, apprend-on. Comme si le simple fait de se déplacer sur les lieux du crime, une première pour un président américain, était un repentir suffisant. On sait pourtant que les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki étaient pure surenchère de la part des Américains.
Le 6 août 1945, le Japon était déjà à genoux, brûlé vif par des bombes incendiaires qui avaient décimé pas moins de 67 villes nippones. L’abdication ne pouvait plus beaucoup tarder. Dans l’incontournable documentaire The Fog of War (2003) d’Errol Morris, on énumère le nom des villes détruites, en leur donnant une équivalence américaine pour mieux marquer le coup : 99 % de Chattanooga (Toyama), 68,9 % de Long Beach (Okayama), 58 % de Cleveland (Yokohama), 55,7 % de Baltimore (Kobe), 51 % de New York (Tokyo), 40 % de Los Angeles (Nagoya), 35 % de Chicago (Osaka), et ainsi de suite. L’ex-secrétaire d’État américain Robert McNamara, qui est l’objet du film, reconnaît que ces attaques suivies de deux bombes atomiques étaient non seulement« disproportionnées »,mais immorales. « Si nous avions perdu la guerre, nous aurions tous été poursuivis pour crimes de guerre », dit-il candidement.
Si Robert McNamara peut s’en repentir, pourquoi pas le président le moins sanguinaire de l’histoire américaine récente ? Mais, bon. Battre sa coulpe n’est pas un penchant que Barack Obama partage avec Justin Trudeau, de toute évidence. Et puis, la destruction nucléaire du Japon est en quelque sorte l’acte fondateur de l’empire américain. C’est le coup de semonce qui annonce un nouvel ordre mondial, un ordre qui, malgré des signes de pourrissement évident, n’a pas tout à fait fait son temps. Le big bang, bien qu’allant se rétrécissant, a-t-il idée de s’excuser d’avoir éclaté ?, se dit l’Oncle Sam.
En fait, le plus curieux dans tout cela n’est pas le comportement des Américains, mais bien celui des Japonais. L’humiliation de la dernière Grande Guerre a complètement transformé le pays du Soleil levant ; d’empire belliqueux et arrogant, encore un peu féodal, il est devenu un petit archipel de paix et de bonne volonté, tourné vers le futur et la haute technologie. La Révolution tranquille québécoise, aussi le théâtre de transformations majeures en très peu de temps, paraît presque folklorique en comparaison de ce changement radical.
À partir d’une nouvelle Constitution (1947), rédigée par de hauts dirigeants américains qui veulent ainsi inscrire le pacifisme au coeur du pays, le Japon épouse une nouvelle destinée, voire une nouvelle mythologie. D’abord, la figure qui a longtemps symbolisé sa puissance, le souverain empereur, est destitué de ses origines surnaturelles. Vu depuis des millénaires comme descendu des dieux, le samouraï en chef rejoint soudainement le commun des mortels. Il demeure à la tête de la plus vieille dynastie du monde contemporain, mais avec moins de pouvoirs que la reine Elizabeth.« L’utopie rédemptrice du Grand Japon » mord la poussière en faveur d’un petit pays besogneux et à son affaire.
Le traité de sécurité qui assure jusqu’à ce jour la protection du Japon par les États-Unis et les commandes pour le ravitaillement militaire, qui ne manque pas en ce début de guerre froide, font le reste. En l’espace de seulement six ans, la production industrielle japonaise rejoint le niveau d’avant-guerre. En 1968, le Japon coiffe le palmarès des puissances économiques mondiales, dépassé seulement par les États-Unis. Au début des années 1980, il compte plus de milliardaires que son rival américain, achète des châteaux en Écosse, se paie tout ce qu’il veut.
Aujourd’hui, par contre, le Japon est appelé à se réinventer à nouveau. Dépassé économiquement par la Chine, aux prises avec une population qui vieillit et un taux de natalité anémique, le « miracle économique » se mord désormais la queue. L’organisation quasi militaire du travail, qui l’a si bien servi jusqu’ici, a eu des effets pervers en décourageant la participation des femmes au marché du travail, en plus de créer une véritable plaie sociale. Au Japon, le phénomène des gens qui se suicident à cause de surmenage au travail est suffisamment important pour mériter un nom :karoshi. D’importantes réformes sont donc en plan pour donner un visage plus humain, décidément plus féminin à l’Archipel. La conscience collective et l’esprit de corps qui lui ont sauvé la vie après la guerre seront-ils cette fois au rendez-vous ? À surveiller.