On l’a tous vécu : attendre une, deux, trois heures en clinique avant de voir un médecin même si on a bel et bien rendez-vous et qu’il y a des semaines, voire des mois, que ledit rendez-vous a été pris. Pourquoi la clinique a-t-elle la témérité de vous convier à, disons, 17 h 15, si à vue de nez au moins quatre autres personnes misent sur le même tête-à-tête ? À quoi ça sert, sinon à accommoder le médecin, tout en vous réduisant à de la chair à canon dans le grand « complexe médico-industriel » qu’est le nôtre ? Au suivant…
On parle beaucoup de l’incorporation des médecins à l’heure actuelle, on parle moins de l’entrepreneuriat qui sous-tend un tel système et pas du tout du fait que les médecins ne sont pas des gestionnaires. Quiconque aura tenté de joindre une clinique pour se faire dire de rappeler le lendemain l’aura compris. La capacité de diagnostiquer des symptômes, de traiter une maladie, de constater un décès n’a rien à voir avec celle de gérer une entreprise, de diriger une équipe ou, même, de traiter avec le genre humain, comme nous le rappelle ponctuellement le Dr Barrette. Ce n’est pas que certains médecins « ne travaillent pas assez », ce que prétend notre fougueux ministre de la Santé, c’est que beaucoup organisent mal, et parfois égoïstement, leur bureau. Mais ça, le ministre n’en parle pas.
S’il est vrai que le modèle « médecin en cabinet » est vieux comme le monde, c’est seulement depuis que les médecins ont boycotté les CLSC (la raison majeure de cet « échec », rappelons-le) que la formule des cliniques privées s’est multipliée au Québec. En 1971, les CLSC étaient le clou d’une vaste réforme qui cherchait elle aussi à rehausser les soins de première ligne, mais avec des médecins salariés et un souci de prévention en sus. Les médecins, cherchant à conserver leur autonomie, ont majoritairement refusé de monter dans le train. Ils ont proposé d’offrir des cliniques autogérées à la place. Seulement, il ne s’agissait plus de services publics, encadrés par l’État, mais bien privés. « Même si ces établissements sont entièrement financés par l’argent public, leur gestion est entièrement privée », dit Annie Plourde de l’IRIS. Et, de plus, ils n’ont pas à « se conformer à une mission définie par l’État comme dans le cas des CLSC ».
En 2001, la création des GMF (groupes de médecine de famille) devait pallier ce manque éthique en forçant ces supercabinets à voir plus de patients, à offrir des heures d’ouverture plus convenables (aux patients) et à travailler en groupe. On y mit le paquet, entre 500 000 et un million de dollars par GMF, selon Raynald Pineault de l’Institut national de la santé publique, une incitation pécuniaire que bon nombre de médecins n’ont su refuser. On compte aujourd’hui environ 260 cliniques GMF, ce qui constitue près de 40 % des soins de première ligne, et le Dr Barrette cherche à augmenter le nombre à 400 cliniques bientôt. Mais, encore une fois, peu de ces cliniques obtiendraient une médaille de bonne gestion. En 2013, on s’est aperçu que près de 45 % des GMF ne respectaient pas leur contrat !
« Quarante-trois pour cent n’ouvrent pas la fin de semaine, alors qu’on paie pour ça. Qu’est-ce qui reste aux patients ? L’urgence ! » s’était insurgé le ministre de la Santé d’alors, Réjean Hébert. De plus, 40 % ne suivaient pas un nombre suffisant de patients, l’autre grande raison d’être des GMF. Ça ne s’est guère amélioré depuis. Le dernier rapport du vérificateur général (2015) souligne une augmentation de seulement 6 % chez les patients, alors que les médecins, eux, ont augmenté de 42 % au cours des cinq dernières années. On voit ici à qui profite ce bel esprit d’entreprise. La VG souligne que les ententes « ne sont pas faites en fonction des besoins de la population, mais plutôt selon les demandes des groupes de médecins ».
Aux États-Unis, le problème du médecin-entrepreneur est devenu suffisamment criant pour que bon nombre de ceux-ci quittent aujourd’hui les cabinets privés pour des emplois salariés dans les hôpitaux. Le casse-tête de devoir concilier les affaires avec la médecine en décourage plusieurs. Parallèlement, on multiplie les ateliers qui prennent en considération le « problème de leadership » chez les médecins. « Imaginez le p.-d.g. d’une usine automobile qui est également le seul qui puisse poser les portes sur la chaîne de montage. Qui voudrait d’un tel modèle d’affaires ? Bienvenue dans le monde de la médecine ! » dit le médecin-blogueur Dike Drummond.
Et M. Barrette a le culot de parler de l’échec des CLSC ? L’audace de privilégier les GMF et l’incorporation par-dessus le marché ? Au nom de quelle logique, sinon celle du médecin roi et de la privatisation galopante de la médecine ?
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