Le premier ministre n’a pas encore mis les pieds à Washington que son visage, son combat de boxe et ses photos de famille font le tour des médias. On l’aime, Justin Trudeau, et pas seulement pour sa façon décontractée de se promener en bras de chemise. M. Trudeau est aux antipodes de l’« Ugly American », le visage arrogant, ignorant et impétueux de l’Amérique incarné aujourd’hui par le bouillant Donald Trump.
Même sans le comparer à l’homme aux insultes faciles et au teint jaune orange, Justin Trudeau s’en tire drôlement bien. Il tient ses promesses (les réfugiés, les autochtones, le réalignement militaire au Moyen-Orient), il rétablit le dialogue avec les provinces et il pourrait imposer une écoute aux États-Unis comme peu de premiers ministres canadiens l’ont fait jusqu’ici. Il est resté vague, c’est vrai, sur la relance économique et les mesures pour contrer les changements climatiques, mais on sait que les virages de cette ampleur prennent du temps.
C’est précisément parce que le bilan est plutôt impressionnant que le maintien des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, négociées sous l’ancien gouvernement, paraît parfaitement insensé. Trudeau n’a pourtant pas hésité à abolir bon nombre de décisions prises par les conservateurs : de la révocation de citoyenneté au rétablissement du questionnaire détaillé du recensement, en passant par la tenue de l’enquête sur les femmes autochtones. La loi canadienne interdit d’ailleurs de fournir des armes à un régime qui viole les droits de la personne et les Canadiens, eux, sont majoritairement opposés à soutenir un pays qui maltraite les femmes, dissémine une version radicale de l’islam et exécute sans autre forme de procès ses opposants.
Que répond alors le gouvernement Trudeau ? Bien que visiblement gêné par cet accroc dans le rétablissement d’un Canada au-dessus de tout soupçon, le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, réitère que, tout en désapprouvant le contrat négocié par les conservateurs, son gouvernement « refuse d’abolir un contrat signé par un gouvernement antérieur ». Entre le respect des droits fondamentaux et le respect d’un contrat d’armement, le gouvernement choisirait donc… les affaires ? Dans tous les autres domaines, il s’assurerait de faire ce qui est en accord avec les valeurs et les lois du pays, mais vis-à-vis de l’Arabie saoudite, où l’on sait que des armes canadiennes ont été utilisées pour tuer des civils yéménites récemment, pfft !, on s’en remet à la ligne conservatrice ? Il faut bien sûr qu’il y ait une meilleure explication.
Il y en a une : les États-Unis. Les voisins dont « nous ne pouvons faire abstraction », comme disait M. Trudeau lui-même à l’émission 60 minutes, cette semaine. La politique étrangère canadienne quant à Riyad est largement calquée sur la politique américaine. Les États-Unis font affaire depuis plus de 30 ans avec la maison des Saoud, question de miser sur l’homme fort de la région. « C’est un vieux pacte avec le diable, dit Doug Saunders du Globe and Mail. Nous leur donnons des armes et de la légitimité politique ; en échange, ils nous donnent du pétrole, du soutien militaire et une certaine stabilité dans la région. » Seulement, les choses ont passablement changé depuis quelque temps. Nous n’avons plus besoin du pétrole saoudien, l’Iran est en voie de supplanter l’Arabie saoudite comme allié stratégique, sans mentionner que cette dernière encourage le terrorisme même que l’Occident cherche à endiguer. Le moment semblerait tout indiqué pour changer notre fusil d’épaule. Pourquoi donc ce mutisme obstiné du gouvernement Trudeau en ce qui concerne l’entente dite « secrète » avec le royaume ? Le pacte avec le diable serait-il encore plus vicieux qu’on le croit ?
C’est précisément la conclusion d’une enquête menée par le New York Times révélant une longue association entre la CIA et l’Arabie saoudite. « Une alliance qui a soutenu le scandale Iran-Contra, les moudjahidines en Afghanistan et les luttes par procuration en Afrique. Parfois, comme en Syrie actuellement, les deux pays travaillent de concert. À d’autres moments, l’Arabie saoudite a simplement financé les activités clandestines américaines. » C’est ce pacte secret, dit l’article, qui explique pourquoi les États-Unis refusent de critiquer leur allié de longue date encore aujourd’hui.
Même si le Canada n’a pas la même feuille de route caviardée en matière de politique étrangère, notre curieux appui à l’Arabie saoudite laisse entendre que ce contrat dépasse nos frontières et implique fort probablement un chassé-croisé avec nos partenaires par excellence, les Américains. Un sujet à aborder demain à la Maison-Blanche avant de trinquer à notre amitié renouvelée ?
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