Jian Ghomeshi a été acquitté de toutes les accusations qui pesaient contre lui lors d’un premier et combien spectaculaire procès. Le dénouement est le contraire de ce à quoi on aurait pu s’attendre il y a un an et demi, alors qu’on découvrait les nombreuses agressions sexuelles que l’animateur de radio aurait commises. Au fur et à mesure que les informations coulaient, on a vu l’indignation monter, les réseaux sociaux s’enflammer, jusqu’au chef de police de Toronto inviter les femmes à porter plainte. Du jamais vu. Jamais n’avait-on tant parlé de ce type insidieux de violence ; jamais n’avait-on vu un chef de police en encourager la dénonciation.
Que s’est-il donc passé ? Les plaignantes se sont contredites en cour et le juge, se disant incapable de « distinguer la vérité du mensonge », dut conclure à l’absence de« tout doute raisonnable ». Vu cette exigence tatillonne et par ailleurs tout à fait légitime du système de justice criminelle, le juge ne pouvait pas conclure autrement. Tout le monde s’entend là-dessus. Seulement, fallait-il qu’il reprenne le plaidoyer, parfois au mot près, de la défense ? Qu’il passe au tordeur les plaignantes sans égard pour le contexte psychologique, médiatique et juridique dans lequel elles ont baigné ? Comprenez-moi bien, ces trois femmes ont chacune fait des erreurs monumentales, impardonnables vu l’importance de ce procès, mais elles ne devraient pas être seules à en porter l’odieux.
Qui sont les autres coupables ? La frénésie médiatique, d’abord. Vu la célébrité de l’accusé, les médias sont tombés à bras raccourcis sur cette histoire. Lucy DeCoutere, la seule plaignante à s’être identifiée, a accordé à elle seule 24 entrevues et a même engagé une relationniste pour gérer la demande. Non seulement les micros se tendaient, mais on sentait une certaine sympathie pour celles qui osaient aujourd’hui dénoncer. Rapidement, des femmes qui n’avaient jamais eu l’intention de porter plainte, d’autant plus que les gestes allégués remontaient à plus de dix ans, se sont senties investies d’une mission. Celle de porter sur la place publique une cause perdue que ni le temps ni le féminisme n’ont su améliorer : contrairement aux autres crimes contre la personne, l’agression sexuelle est en hausse aujourd’hui.
Le procès Ghomeshi est un exemple patent de comment les médias et les tribunaux travaillent à contre-courant. Nous tirons dans deux directions opposées : les médias vers une divulgation toujours plus grande, les tribunaux vers un silence d’or. L’ironie, évidemment, c’est qu’il n’y aurait pas eu de procès sans le rôle des médias. En même temps, la posture « d’héroïne » encouragée par l’attention médiatique et adoptée par les plaignantes, une attitude vindicative qui tranche avec l’ambivalence qui caractérise souvent les victimes d’agression sexuelle et qui était aussi celle des plaignantes avant que les médias s’emparent de l’histoire, a beaucoup contribué aux dites « déceptions » et « incohérences » relevées par le juge. La collusion dont il les accusera découle aussi de cette posture de Jeanne d’Arc. Quoi de plus normal pour des femmes qui mènent une offensive de se tenir les coudes ? La solidarité est d’ailleurs la grande leçon de la campagne #AgressionsNonDenoncées. Mais aux yeux du tribunal, cette perception de« conspiration » les coulera encore davantage et empêchera, d’ailleurs, la Couronne de souligner la similarité et donc la véracité des gestes allégués.
Dans sa hâte de redorer son blason en matière de lutte contre l’agression sexuelle, la police semble aussi avoir été victime de la supramédiatisation de l’affaire Ghomeshi. À moins que ce soit la norme de mener mollement les entrevues avec les femmes violentées. Dans les extraits d’entrevues obtenus par l’émission The Fifth Estate, on entend des enquêteurs demander s’il y a autre chose qu’ils devraient savoir. Mais sans plus. On apprend aussi que l’enquête du premier cas se résume à une entrevue de 35 minutes avec la plaignante. « Les policiers ne sont pas des travailleurs sociaux. Leur travail consiste à recueillir la preuve et sonder la vérité », dit l’avocat au criminel Daniel Rechtshaffen.
Bien que le travail de la Couronne dépende beaucoup de celui de la police, plusieurs sont d’avis qu’elle a aussi mal travaillé, sans prévoir les coups et, surtout, sans ouvrir sur la problématique de l’agression sexuelle comme telle. Après tout, ce procès devait être l’occasion de donner un coup de barre pour ce qui est de la façon de traiter ce délit en cour. Il fallait y mettre le paquet ! Prise de court, la Couronne a laissé au contraire le procès devenir celui des plaignantes plutôt que celui de l’accusé. Si un jugement implacable s’ensuivit, la justice, elle, n’a pas encore été rendue.