Assise aux premières loges de l’autobus me ramenant de Québec à Montréal, rivée à mon téléphone intelligent — le manque de lumière m’empêche de lire quoi que ce soit d’autre —, j’entends les soupirs de frustration de la dame d’à côté. Ma voisine tente de naviguer sur sa tablette (« un cadeau de Noël »), mais elle ne décolle pas. Coincée dans la fonction photo, le nouveau cercle dantesque de l’enfer, sa propre image de lectrice dépitée rebondit constamment, alors qu’elle cherche — quoi d’autre ? — La Presse +. Elle n’a pas tout à fait le profil, faut dire. Une grand-mère férue de mots croisés ne vient pas spontanément en tête quand on pense à la révolution numérique. N’empêche, il va en falloir comme elle si l’audacieux compétiteur de la rue Saint-Jacques est pour remporter son pari. (N’est-ce pas d’ailleurs sur son site que j’ai lu : « Est-ce écrit trop petit ? ») Mais comme le sous-entendait le collègue Stéphane Baillargeon cette semaine, c’est pas demain la veille. Pour ce qui est de proclamer l’avenir propriété de la tablette numérique, s’entend.
Il y en aurait long à dire sur un modèle d’affaires qui vend relativement cher aux publicitaires ce qui est donné en pâture à monsieur et madame Tout-le-Monde et qui, de plus, a toujours été payé par les consommateurs auparavant. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de l’Internet, et tous les journalistes, artistes, musiciens, cinéastes, tous ceux qui ont un contenu à vendre le savent. La distribution est illimitée, mais l’argent ne suit pas. L’argent se bute à ces galaxies qui grouillent et foisonnent au bout des doigts, gratuitement, facilement, ludiquement. L’information sérieuse qui veut s’y frayer une place doit, presque d’office, se transformer en saltimbanque.
C’est là l’autre raison pour laquelle l’ineffable iPad n’est pas sur le point de tout chambouler (d’ailleurs, les ventes baissent) : la configuration infantile des journaux « tablette ». On n’a pas l’impression d’avoir un objet de lecture entre les mains, plutôt un jouet. Constamment assailli par de grosses photos qui gomment l’espace, par une abondance de couleurs et de gros titres, de petits tiroirs à pitons qui réservent des surprises, il ne manque plus que la petite étiquette en haut à droite qui dit « 6 ans et + ». Suis-je donc la seule à me sentir comme une mouche aplatie sur une fenêtre de cuisine l’été ? Incapable d’avoir une idée un peu consistante de ce qui se trame dans le grand monde ou juste une vue d’ensemble de ce que l’entourage immédiat, c’est-à-dire le produit sous vos pattes, a à offrir. Pour ne rien dire du flou perpétuel qui entoure la publicité se fondant dans cet étourdissant carrousel de couleurs avec une facilité qu’on ne lui avait jamais vue.
Alors, non, ce n’est pas que c’est « écrit trop petit », c’est que c’est pas assez écrit, point. C’est qu’on ne se sent plus une simple citoyenne à l’affût des événements et des idées de ce monde, on se sent dans une entreprise de manipulation et de marketing sans fin. Il n’y a qu’à voir ma pauvre voisine, pourtant instruite maintenant sur les rudiments de la navigation de La Presse +, passer de la photo gros sourire de P.K. Subban à une pub géante d’après-Noël, à encore P.K. Subban et encore une pub. Je ne dis pas qu’il faut revenir à ce dont Le Devoir avait l’air en 1910, ou le New York Times encore en 1990, un mur de Berlin de petits caractères bien serrés sans l’ombre d’un respir, mais admettons au moins que le iPad, comme nous le connaissons, recèle un certain anti-intellectualisme qui, franchement, décourage. Est-ce à force de se cogner sur des images de chat sur Facebook et les recettes de Ricardo partout ailleurs qu’on se sent obligé de verser dans le « dumbing down », comme disent délicieusement nos amis anglos, de niveler au plus bas dénominateur commun ?
Avant que vous m’invitiez à me recycler comme bibliothécaire aux Archives nationales du Québec, laissez-moi préciser que je ne me passerais pas de la révolution numérique, même si elle ne cesse de fragiliser le métier de journaliste. J’en suis rendue à préférer la lecture de journaux en ligne, pour tout dire. Les journaux virtuels sont pour moi la véritable invention du siècle, car ils permettent de saisir l’ensemble, tourner les pages, choisir son atterrissage, comme dans l’temps, tout en étant plus efficace, plus rapide et moins dur sur l’environnement. Le meilleur des deux mondes, quoi. Mais les journaux version tablette demeurent à ce jour prisonniers des effets pervers du grand chambardement numérique : trop axés sur le divertissement plutôt que l’information, sur les guili-guili plutôt que la réflexion.
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