mercredi 27 janvier 2016

Le style américain

C’est quand la douleur arrête, dit-on, qu’on se rend compte combien ça faisait mal.

Il a fallu qu’on tire le tapis sous le règne du secret, du bâillon et des opérations militaires douteuses, qu’on dise adieu à un gouvernement sans transparence et sans compassion pour s’apercevoir combien pesait cette chape de plomb. Quel soulagement, quand même, de retrouver un gouvernement qui respecte la science et les journalistes ! Pour ne rien dire de tendre la main aux paumés et affligés de la Terre. Même après les proverbiaux 100 premiers jours, notre nouveau premier ministre semble toujours bénéficier — si l’on en juge aux sondages et à son traitement de star à Davos la semaine dernière — d’une lune de miel particulièrement ensoleillée. Le contraste avec son sombre prédécesseur y est sans doute pour quelque chose.

Mais plus les jours passent, plus les égoportraits s’égrènent, et plus on commence à saisir la nature de la bête. Justin Trudeau est une bouffée d’air frais dans ce pays moins parce qu’il représente une solution de rechange indiscutable aux politiques conservatrices — le maintien de la vente d’armes à l’Arabie saoudite en fournit une preuve éclatante —, mais parce qu’il affiche un style qu’on a rarement vu ici. En un mot : américain. Jamais n’a-t-on vu un chef de gouvernement aussi américain que l’est, n’en déplaise au père, Justin Trudeau.

L’optimisme béat, le patriotisme claironnant, les valeurs familiales comme prisme de la vie politique sont tous des spécialités américaines, règle générale. Le sentimentalisme main-sur-le-coeur de M. Trudeau rappelle d’ailleurs celui de Ronald Reagan et de Bill Clinton, les deux politiciens américains les plus aimés des 50 dernières années. Le fameux « It’s morning again in America » (Reagan) ou encore, « I feel your pain »(Clinton) font écho à des formules semblables chez notre « kid Kodak » à nous. « Le Canada est de retour ! » lançait le chef libéral le lendemain de son élection. Et c’est en tendant les tuques et les mitaines et un « bienvenue chez vous » bien senti que le nouveau PM recevait les premiers réfugiés en décembre.

Comme les Américains, Justin Trudeau fait également la promotion du pays comme le« meilleur au monde », l’endroit où, indépendamment de la couleur de votre peau ou l’argent dans votre portefeuille, vous pouvez trouver une place au soleil. « Je pense que c’est l’histoire fondamentale de ce pays, la possibilité que tous ont de s’établir ici, de bâtir une meilleure vie qui ne serait possible nulle part ailleurs », disait-il en novembre à l’antenne de CBC. Depuis que M. Trudeau a pris les rênes, le rêve américain n’a jamais été aussi canadien. Les tactiques de plus en plus dérisoires du Parti républicain, « la politique de la haine et de la division », pour reprendre les termes du premier ministre, ne font qu’accentuer le fait que l’exceptionnalisme dont se targuent les Américains a été habilement rapatrié au nord des Grands Lacs.

Mais revenons au style personnel de M. Trudeau. Jamais n’a-t-on eu un chef de gouvernement connu pour ses fringues, sa famille et ses larmes. Ça change le mal de place, c’est sûr. D’ailleurs ce modèle people, ce produit américanisé, ne vous rappelle-t-il pas quelqu’un ? Je vais en faire sursauter quelques-uns, mais il y a une étrange parenté entre Justin Trudeau et Céline Dion. Même sentimentalisme parfois éculé, même obsession de la famille, même sans-gêne à se donner en spectacle. À la manière américaine, les deux sont des émotifs, des « toucheux », qui n’hésitent pas à en faire la démonstration.

Bien sûr, les attentes à l’égard d’une chanteuse populaire et d’un premier ministre ne sont pas exactement les mêmes. Ce qui explique pourquoi les « phrases creuses » du PM ont commencé à irriter alors que pour Céline, ça passe comme du beurre dans la poêle. Si je m’attarde à la comparaison, c’est que je trouve qu’on a tendance, particulièrement au Québec, à critiquer Trudeau un peu trop pour ses manières (son français hésitant, ses clichés, sa cassette) que pour son contenu. Personnellement, je n’ai rien contre un chef qui pleure ou qui professe l’amour de sa femme et de ses enfants. C’est assez rafraîchissant, au contraire. Là où le style bon enfant de M. Trudeau ne passe pas, par contre, c’est quand il sert de paravent à des prises de position imprécises, confuses ou carrément inacceptables, comme celle sur l’Arabie saoudite. Si le PM tient vraiment à refaire l’image du Canada, à nous le vendre comme le meilleur pays au monde, il va falloir un peu plus de cohérence. À suivre.

mercredi 20 janvier 2016

La zone charcoal

Le harcèlement sexuel se répand comme une traînée de poudre. Il court les rues en Allemagne, fait des ravages dans les bureaux du Comité olympique canadien (COC) et traîne dans les corridors de l’école Saint-Vincent-Marie à Montréal-Nord. Trois situations très différentes mais qui ont ceci en commun : les autorités, dans ces trois cas, ont toutes détourné le regard. « Il est évident que nous aurions pu faire davantage. Je tiens à dire à nos employés et à toutes les personnes qui ont été touchées que j’en suis sincèrement désolée. Nous vous avons laissé tomber »*, avouait la présidente du COC, Tricia Smith, en référence au comportement douteux de son prédécesseur, Marcel Aubut.
 
C’est compliqué, le harcèlement sexuel. Il y a des raisons expliquant pourquoi c’est le délit le plus répandu au monde et, pourtant, le moins dénoncé. C’est pas toujours noir et blanc. C’est un comportement qui se joue souvent à la frontière des relations hommes-femmes, quelque part entre le « oui, je le veux » et, comme dirait la Donalda d’aujourd’hui, « y’en est pas question ». Entre le compliment bienvenu et l’appropriation grossière. Nous avons tous participé à brouiller ces frontières, un jour ou l’autre, au nom de la bonne entente intersexuelle. Quelle femme ne s’est pas contentée d’un rire gêné plutôt que de tracer sa ligne dans le sable ? Quel homme n’a pas été tenté, ou à tout le moins n’a-t-il pas été témoin de mains baladeuses, de commentaires déplacés, de femmes vissées contre le mur, prisonnières d’un tête-à-tête qu’elles n’ont pas cherché ?
 
On se la ferme parce que c’est compliqué de naviguer sur les eaux tumultueuses des relations sexuelles (et souvent plus difficiles à comprendre que les rapports Nord-Sud). Je me souviens de ce soir tard où je suis assise dans une auto avec un homme qui a trois fois mon âge. Il ne se passe rien d’explicitement sexuel sauf qu’il me tient bien serré, comme si nous formions un couple soudé. J’ai 20 ans et il en a 60. L’homme, connu et admiré à la ronde, me drague. Il fait passablement gris dans des moments pareils. Je n’ai rien dit.
 
Si je rappelle les trois incidents mentionnés plus haut, c’est qu’il s’agit de situations qui dépassent la simple zone grise. On est ici dans le charcoal. Soit par la brutalité des gestes (en Allemagne) ou leur fréquence (au COC, on avait même une expression pour décrire le harcèlement du président : « l’alerte Marcel »), ou encore leur cruauté (intimidation et agression sexuelle à l’école Saint-Vincent-Marie), il s’agit dans tous les cas d’abus clairs et nets dans un contexte qui ne met pas seulement en cause des individus, mais aussi des institutions. Dans chacune de ces instances, les autorités ont manqué à leurs devoirs de protéger leurs employées, leurs citoyennes ou leur élève.
 
Dans le cas de l’école Saint-Vincent-Marie, la direction a même tenu la dénommée Anna responsable de ses malheurs, insinuant qu’elle était en partie responsable des attouchements sexuels puisqu’elle avait dansé « de façon suggestive » à la fête de la Saint-Valentin. On parle ici d’une fillette de 11 ans ! Et on est en 2016 ! C’est dire combien les vieux mythes ont la vie dure. Un homme (ou un garçon) « normalement constitué » ne saurait résister à une femme qui étale sa sexualité. Veut la légende. Le problème n’est pas dans la pulsion masculine mais dans la supposée indécence féminine. On passe l’éponge, en d’autres mots, sur le manque de contrôle de l’agresseur pour culpabiliser le manque de contrôle de la victime. « Pourquoi n’avez-vous pas serré les genoux ? » demandait encore récemment (2014) un juge albertain à une victime de viol, innocentant l’agresseur du même coup. Siégeant aujourd’hui à la Cour fédérale du Canada, Robin Camp a heureusement été suspendu de ses fonctions, le temps d’étudier les plaintes contre « son incompréhension de la notion de consentement ».
 
À noter que le juge Camp n’a toujours pas été radié du Barreau, pas plus d’ailleurs que Marcel Aubut. Il est clair que les deux ont posé des actes dérogatoires, contraires au code de déontologie et portant ombrage à la profession. On les protège néanmoins. M. Aubut n’a d’ailleurs pas tardé à s’ouvrir un nouveau cabinet d’avocats, comme si de rien n’était. Même si on a fait des progrès considérables sur la question de l’agression sexuelle, le deux poids deux mesures, on le voit bien, perdure. Pour préserver la réputation des hommes en question, on a toujours tendance à minimiser le problème. Ça a trop duré.
 
Mais comme le dénote le commentaire de la nouvelle présidente du COC, on sent poindre une nouvelle obligation de se sentir responsables les uns des autres. Quand une femme se fait pincer les fesses, toutes les femmes se font pincer les fesses. Et tous les hommes y perdent au change.

mercredi 13 janvier 2016

Le terrorisme nouveau est arrivé

Plus de 600 plaintes. Entre 500 et 1000 agresseurs. Cologne, Stuttgart, Hambourg, Berlin, jusqu’à Helsinki : toutes touchées par un assaut sans précédent. « On nous poursuivait comme si nous étions du bétail », dit l’une des victimes. « Je n’ai jamais vu autant de femmes pleurer », dit une autre. Et quatre jours de silence avant qu’on ait eu vent d’une situation tout aussi alarmante qu’inusitée.

Le viol et l’agression sexuelle sont des choses qui arrivent tous les jours — chaque minute et demie aux États-Unis seulement, en ce qui concerne l’agression sexuelle —, mais jamais n’aura-t-on vu un tel carnaval d’agressions à ciel ouvert, un tel étalage de molestations synchronisées. À tel point que les autorités allemandes, enfin sorties de leur mutisme, parlent d’un nouveau type de délit. « C’est une toute nouvelle dimension du crime organisé », a dit le ministre allemand de la Justice, Heiko Maas.

Avec son sinistre clin d’oeil à la Kristallnacht, la nuit du verre brisé où des malfaiteurs allemands s’en étaient pris aux Juifs et à leurs commerces, c’est un cruel retour du balancier pour le pays d’Angela Merkel. Généreuse à souhait envers les réfugiés syriens (plus d’un million reçus en 2015), cette politique d’ouverture était aussi une façon de racheter le honteux passé nazi. Mais cette terrifiante Saint-Sylvestre risque de changer bien des choses.

Ces attaques coordonnées de jeunes migrants viennent s’ajouter d’ailleurs aux histoires de viols qui commencent à circuler. « Mariages forcés, trafic sexuel, violence conjugale, des femmes migrantes sont fréquemment violentées par des compagnons de voyage, des passeurs, des hommes de leur propre famille, jusqu’aux policiers européens », rapporte le New York Times.

Tous ceux qui croient que d’admettre des milliers de musulmans est une bombe à retardement doivent se taper les cuisses actuellement. Mais encore faut-il situer la bombe au bon endroit. Il ne s’agit pas, à l’instar de ce qu’a fait la police de Cologne, de verser dans la rectitude politique et prétendre que ce sexisme éhonté n’existe pas. L’appropriation des corps des femmes par des hommes en délire, les insultes (« salopes »« sales putes ») et la brutalité des gestes ne sont pas sans rappeler les événements à la place Tahrir lors du printemps arabe en 2011. Mais il n’y a pas que le facteur culturel en cause ici ; il y a aussi la simple démographie. Près de 70 % des demandeurs d’asile à l’heure actuelle sont de jeunes hommes seuls, souvent célibataires, âgés de 15 à 35 ans, précisément l’âge des malfaiteurs du Nouvel An. Et environ 20 % de ces migrants sont des mineurs non accompagnés.

« On sait qu’une société à large prédominance masculine est une société moins stable, plus violente et plus susceptible de maltraiter les femmes », dit une étude publiée dansPolitico.com. Or, c’est précisément ce qui se passe actuellement en Europe. Le ratio sexuel des migrants est tellement masculin — 11,3 garçons pour chaque fille — qu’il pourrait changer radicalement l’équilibre entre les sexes pour la cohorte de jeunes adultes d’ici quelques années. La chercheuse Valerie Hudson félicite en passant le Canada d’avoir été le seul pays à se préoccuper de cette disproportion en acceptant des réfugiés sur son sol.

Les tristes événements en Allemagne incitent à garder les yeux ouverts, à peser le pour et le contre. Bien sûr, devant un tel assaut de sexisme, la tentation de n’y voir que du racisme est grande. Mais dans quel cercle vicieux de haine et de ressentiment s’embarque-t-on alors ? Ce ne serait pas un service à rendre à l’ensemble des réfugiés ni aux femmes qui militent depuis longtemps pour montrer que le viol ne connaît aucune frontière. Comme nous le rappelle Marcel Aubut, l’agression sexuelle, c’est aussi l’affaire de monsieur Tout-le-Monde.

mercredi 6 janvier 2016

L'infantilisation des médias

Assise aux premières loges de l’autobus me ramenant de Québec à Montréal, rivée à mon téléphone intelligent — le manque de lumière m’empêche de lire quoi que ce soit d’autre —, j’entends les soupirs de frustration de la dame d’à côté. Ma voisine tente de naviguer sur sa tablette (« un cadeau de Noël »), mais elle ne décolle pas. Coincée dans la fonction photo, le nouveau cercle dantesque de l’enfer, sa propre image de lectrice dépitée rebondit constamment, alors qu’elle cherche — quoi d’autre ? — La Presse +. Elle n’a pas tout à fait le profil, faut dire. Une grand-mère férue de mots croisés ne vient pas spontanément en tête quand on pense à la révolution numérique. N’empêche, il va en falloir comme elle si l’audacieux compétiteur de la rue Saint-Jacques est pour remporter son pari. (N’est-ce pas d’ailleurs sur son site que j’ai lu : « Est-ce écrit trop petit ? ») Mais comme le sous-entendait le collègue Stéphane Baillargeon cette semaine, c’est pas demain la veille. Pour ce qui est de proclamer l’avenir propriété de la tablette numérique, s’entend.

Il y en aurait long à dire sur un modèle d’affaires qui vend relativement cher aux publicitaires ce qui est donné en pâture à monsieur et madame Tout-le-Monde et qui, de plus, a toujours été payé par les consommateurs auparavant. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de l’Internet, et tous les journalistes, artistes, musiciens, cinéastes, tous ceux qui ont un contenu à vendre le savent. La distribution est illimitée, mais l’argent ne suit pas. L’argent se bute à ces galaxies qui grouillent et foisonnent au bout des doigts, gratuitement, facilement, ludiquement. L’information sérieuse qui veut s’y frayer une place doit, presque d’office, se transformer en saltimbanque.

C’est là l’autre raison pour laquelle l’ineffable iPad n’est pas sur le point de tout chambouler (d’ailleurs, les ventes baissent) : la configuration infantile des journaux « tablette ». On n’a pas l’impression d’avoir un objet de lecture entre les mains, plutôt un jouet. Constamment assailli par de grosses photos qui gomment l’espace, par une abondance de couleurs et de gros titres, de petits tiroirs à pitons qui réservent des surprises, il ne manque plus que la petite étiquette en haut à droite qui dit « 6 ans et + ». Suis-je donc la seule à me sentir comme une mouche aplatie sur une fenêtre de cuisine l’été ? Incapable d’avoir une idée un peu consistante de ce qui se trame dans le grand monde ou juste une vue d’ensemble de ce que l’entourage immédiat, c’est-à-dire le produit sous vos pattes, a à offrir. Pour ne rien dire du flou perpétuel qui entoure la publicité se fondant dans cet étourdissant carrousel de couleurs avec une facilité qu’on ne lui avait jamais vue.

Alors, non, ce n’est pas que c’est « écrit trop petit », c’est que c’est pas assez écrit, point. C’est qu’on ne se sent plus une simple citoyenne à l’affût des événements et des idées de ce monde, on se sent dans une entreprise de manipulation et de marketing sans fin. Il n’y a qu’à voir ma pauvre voisine, pourtant instruite maintenant sur les rudiments de la navigation de La Presse +, passer de la photo gros sourire de P.K. Subban à une pub géante d’après-Noël, à encore P.K. Subban et encore une pub. Je ne dis pas qu’il faut revenir à ce dont Le Devoir avait l’air en 1910, ou le New York Times encore en 1990, un mur de Berlin de petits caractères bien serrés sans l’ombre d’un respir, mais admettons au moins que le iPad, comme nous le connaissons, recèle un certain anti-intellectualisme qui, franchement, décourage. Est-ce à force de se cogner sur des images de chat sur Facebook et les recettes de Ricardo partout ailleurs qu’on se sent obligé de verser dans le « dumbing down », comme disent délicieusement nos amis anglos, de niveler au plus bas dénominateur commun ?

Avant que vous m’invitiez à me recycler comme bibliothécaire aux Archives nationales du Québec, laissez-moi préciser que je ne me passerais pas de la révolution numérique, même si elle ne cesse de fragiliser le métier de journaliste. J’en suis rendue à préférer la lecture de journaux en ligne, pour tout dire. Les journaux virtuels sont pour moi la véritable invention du siècle, car ils permettent de saisir l’ensemble, tourner les pages, choisir son atterrissage, comme dans l’temps, tout en étant plus efficace, plus rapide et moins dur sur l’environnement. Le meilleur des deux mondes, quoi. Mais les journaux version tablette demeurent à ce jour prisonniers des effets pervers du grand chambardement numérique : trop axés sur le divertissement plutôt que l’information, sur les guili-guili plutôt que la réflexion.