mercredi 16 décembre 2015

Rassurés?

Un « accord historique » qui annonce une ère nouvelle. Une entente « sans dents », incapable d’atteindre ses objectifs. Aux lendemains du protocole de Paris, les avis pleuvent et ne se ressemblent pas. L’homme qui a été le premier à avertir des changements climatiques, au siècle dernier, l’astronome et physicien James Hansen, est pour sa part tombé sur l’entente à bras raccourcis. « C’est de la fraude intellectuelle, des mots qui ne veulent rien dire. » Selon lui, le monde va continuer d’exploiter les énergies fossiles comme si de rien n’était.

La capacité de se réjouir ou, au contraire, de maudire l’entente survenue à la treizième heure, samedi dernier, dépend beaucoup du regard que l’on pose. Car cette conférence visait en fait deux grands objectifs : l’environnement, bien sûr, mais également le grand bal de la diplomatie internationale. Dans ce cas, c’est assurément mission accomplie. Vu la manipulation, la mauvaise foi et le désintérêt qui ont marqué les conférences de Kyoto (1997) et de Copenhague (2009), c’est tout un exploit, quelques années plus tard, d’asseoir 195 pays à une même table et leur faire signer, dans une relative bonne humeur, une entente commune. Cela fait 500 ans, après tout, que le monde fonctionne selon le principe de l’intérêt-national-avant-tout, l’idée même derrière l’État moderne. À cet égard, Paris marque un tournant dans notre capacité de se tenir mondialement main dans la main.

Certains commentateurs ont d’ailleurs fait un parallèle entre l’entente du Bourget et la signature de la Déclaration universelle des droits de la personne en 1948. À ce moment, il s’agissait seulement « d’une liste de souhaits concernant la dignité humaine ». Mais, peu à peu, les principes ont été incorporés dans des traités nationaux et internationaux, en plus de servir de base à la Cour pénale internationale. Aujourd’hui, tous les pays qui se respectent ont adopté une charte des droits de la personne. Selon l’historien américain Juan Cole, « il ne faut pas minimiser la persuasion morale de ce type d’entente internationale ».

Dans la colonne des « pour », il faut également ajouter la reconnaissance de l’urgence climatique. L’impact de ce grand rassemblement de scientifiques, d’environnementalistes et de politiciens, tous penchés — sous une tour Eiffel affichant« No Plan B » — sur le problème de l’heure, n’est pas à négliger non plus.

Mais Paris marquera-t-il vraiment le début d’un temps nouveau ? « Dans le fouillis chaud et détrempé qu’est ce monde à la fin de 2015, écrit l’écologiste et blogueur Bill McKibben, le pacte de Paris ressemble à une entente conçue pour 1995, lors de la toute première conférence des Nations unies sur le climat. » En termes strictement environnementaux, en d’autres mots, cette entente rate la cible de beaucoup. À juger des engagements des 195 participants, nous nous dirigeons non pas vers un réchauffement maximum de 2 °C, mais plutôt de 3,5 °C (au-dessus des températures préindustrielles). Si un réchauffement de deux degrés ne nous sauvait pas de la catastrophe — fonte des glaces, hausse du niveau des mers, inondations, ouragans… —, que dire de près du double ?

L’euphorie qui a souligné la signature du protocole de Paris cadre mal, James Hansen a raison là-dessus, avec ce qui nous pend toujours au bout du nez. Et que dire de la déconnexion entre le discours de nos dirigeants à Paris et ce qu’ils disent et font à la maison ? Aux dernières nouvelles, aucun des grands projets d’oléoducs n’a été définitivement remis en question. À quand la cohérence ? À quand des engagements à la hauteur de la tâche qui nous incombe ? Pour citer François Hollande à l’ouverture du sommet, « c’est le sort de l’humanité qui est aujourd’hui à l’ordre du jour ».

Comme le soulignent de nombreux écologistes, la seule façon d’honorer les cibles qui ont été établies à Paris, d’accorder les voeux pieux de ces jamborees internationaux avec des actions concrètes, c’est de taxer chaque tonne de CO2. Le marché du carbone dont se targuent le Québec et l’Ontario n’est pas suffisant. Il s’agit là d’un incitatif à plafonner les émissions, mais pas à les réduire. Il faut aller plus loin, tourner la vis aux gros émetteurs de gaz à effet de serre. Leur offrir une porte de sortie en pouvant s’acheter ou s’échanger des crédits, comme le fait actuellement le marché du carbone, c’est l’équivalent de s’acheter des indulgences pour aller au ciel.

En 1950, il était impensable de poursuivre des compagnies de tabac pour dommages causés à la santé. Aujourd’hui, dit Juan Cole, c’est monnaie courante. Le protocole de Paris annonce un virage semblable quant aux énergies polluantes. Seulement, après des décennies à siffler dans le cimetière, le temps se fait court.

mercredi 9 décembre 2015

Enfin

Isabelle Gaston n’est pas la seule à avoir lancé « un yes étouffé » à la déclaration de culpabilité de son ex-conjoint, dimanche dernier. Tous ceux pour qui l’acquittement de Guy Turcotte était resté en travers de la gorge ont dû secrètement battre des mains. L’homme au regard vissé au plancher a tué ses jeunes enfants à coups de couteau, rappelons-le, 46 coups au total, les écoutant gémir, protester, les voyant se débattre, sans jamais interrompre son sombre complot. Et on voudrait nous faire croire que cet homme aimait ses enfants ? Disons que la vengeance pour Turcotte est un plat qui se mangeait chaud et que cette vengeance, vis-à-vis de son ex, Isabelle Gaston, dépassait tout autre sentiment qu’il pouvait ressentir. Visiblement, l’homme a été incapable de se faire à lui-même ce qu’il a si facilement fait à ses enfants. On est donc rassuré de voir que le pleutre qui se cachait sous son lit à l’arrivée des policiers écope enfin de ce qu’il mérite.

Le jugement tombant quelques jours à peine après un autre renversement de verdict notoire, celui du champion paralympique Oscar Pistorius, finalement condamné pour le meurtre de sa conjointe, les femmes ont dû être particulièrement nombreuses à se réjouir, ces derniers jours. Étant donné qu’il coïncide, en plus, avec le 26e anniversaire de la tuerie de Polytechnique — où on notait non seulement la présence de femmes autochtones, mais aussi celle, encore plus rare, d’un premier ministre — et l’annonce de l’enquête tant attendue sur la disparition et le meurtre d’Amérindiennes, on serait tenté de croire à un alignement des astres pour ce qui est de la violence faite aux femmes. Le mépris n’aura qu’un temps, comme on voulait bien le croire dans le temps.

Dans le cas de Guy Turcotte tout comme celui de Pistorius, on a beaucoup parlé des erreurs judiciaires qui ont permis l’acquittement du premier, et une sentence bien légère pour le deuxième. Tant mieux si nos systèmes judiciaires, incluant l’utilisation d’experts un brin mercenaires, en ressortent quelque peu contrits, prêts aux réformes qui s’imposent. Mais ce qui n’a pas encore été relevé c’est le préjugé favorable dont jouissaient le cardiologue de Saint-Jérôme et l’athlète de Johannesburg. Le fait qu’il s’agisse ici d’hommes blancs « puissants », jouissant d’une certaine notoriété ou statut social, explique, tout autant que les erreurs d’interprétation des deux juges, leur exonération initiale.

Ce passe-droit crève particulièrement les yeux dans le cas du dénommé Blade Runner, puisque la juge du premier procès a tout simplement ignoré la preuve circonstancielle : la violente dispute qui aurait eu lieu entre Pistorius et sa fiancée, le fait que celui-ci savait non seulement qu’il y avait quelqu’un enfermé dans le cubicule de toilette, mais que, en tirant, il l’atteindrait nécessairement. Pistorius a toujours plaidé la « légitime défense » face à un supposé intrus et la juge a tout simplement entériné sa version des faits. Grossière erreur, dit aujourd’hui la Cour d’appel sud-africaine. Mais qu’est-ce qui explique cette erreur, sinon une facilité de donner le bon Dieu sans confession à ceux qui sont perçus comme quelque peu intouchables ?

Pour ce qui est de Turcotte, même s’il est clair que l’homme ne souffrait pas d’aliénation mentale quelques heures même avant de commettre l’irréparable (il a décommandé un rendez-vous pour le lendemain, parlé à sa mère, fait des recherches sur Internet…), le juge de première instance « aurait donné des instructions susceptibles d’induire le jury à conclure que l’intimé ne pouvait pas être tenu criminellement responsable de ses actes ». Le juge Marc David a notamment demandé au jury de ne pas tenir compte de l’opinion d’un psychiatre sur le (bon) état mental de l’accusé et n’a pas averti ceux-ci de faire la distinction « entre les effets des troubles mentaux et l’intoxication ». Ça s’appelle un préjugé favorable gros comme le banc de la Reine entre deux hommes de la même classe, deux « ayants droit » de la société. Rappelons que Luka Magnotta, un homme clairement plus dérangé que Guy Turcotte, souffrant de schizophrénie paranoïaque depuis l’adolescence, a été condamné pour meurtre prémédité malgré une défense d’aliénation mentale. Mais Magnotta est aussi homosexuel, acteur porno et petit délinquant ayant déjà fait de la prison. Pas exactement la même paire de manches.

Alors, oui, indignons-nous de ces experts qui, pour les besoins de la défense, voient un cancer là où il y a un rhume de cerveau. Mais indignons-nous bien davantage du fait que, en cour, femmes et enfants font trop souvent les frais de ces préjugés favorables vis-à-vis d’hommes de pouvoir. Qu’est-ce que le Barreau a l’intention de faire là-dessus ?

mercredi 2 décembre 2015

L'Âge des humains

 
Les changements sont à ce point profonds que des scientifiques ont baptisé l’ère géologique actuelle « anthropocène », ce qui signifie âge des humains. Le terme souligne « la perturbation que les humains causent dans ce système dynamique complètement intégré » qu’est la Terre. Ce chambardement total, inusité, débute avec la révolution industrielle, se déploie dans les années 70 et devient carrément déchaîné au début des années 2000. Tous les graphiques sur le CO2, les niveaux de la mer, la température ambiante et les désastres naturels le montrent : il y a une montée vertigineuse de chacun de ces fléaux depuis 10-15 ans.

Quoi qu’on fasse, incluant ne pas dépasser une augmentation de 2 degrés Celsius comme le veut la conférence de Paris, il est impossible de défaire l’empreinte carbonique qui se retrouve aujourd’hui dans la chaîne alimentaire, dans nos corps (12 % du carbone qu’on retrouve dans le corps humain est en fait de la pollution) et jusqu’aux tréfonds de la Terre. Due à l’utilisation d’énergies fossiles, la carbonisation de la planète est telle, dit le professeur américain de sciences naturelles Curt Stager, que la prochaine ère de glace est tout compte fait annulée. L’alternance de périodes chaudes et froides qui se produit naturellement sur la Terre, en d’autres mots, ne se produira pas comme prévu. Le chambardement est déjà inscrit dans la croûte terrestre, est déjà trop profond.

Ça donne une petite idée de la tâche qui nous attend. Alors quoi espérer de la COP21 ? Malgré les beaux discours, ni les dirigeants politiques ni les habitants de cette planète ne sont prêts à voir l’environnement non seulement comme une question de vie et de mort, mais comme la préoccupation morale de l’heure. Après tout, on s’en est tenu à du bricolage jusqu’à maintenant pour ce qui est de l’adoption de mesures écologiques.

Malgré des statistiques et des informations à faire pleurer, les gens mènent leur vie sensiblement de la même façon aujourd’hui qu’il y a 30-40 ans, alors que les problèmes demeuraient largement inconnus. On recycle toujours bien un peu, mais sans même savoir si ça se rend à bon port. On parle d’électrification des transports plus qu’on n’en voit. On continue à faire tourner nos moteurs même immobilisés, à laver nos trottoirs à grande eau, à jeter des tonnes de nourriture comestible. La nature a pris un coup dans la gueule inimaginable depuis 150 ans, la planète a tourné un coin, mais à ce jour, nous, humains, n’avons pas fait un virage équivalent.

Ce n’est pas seulement que nous sommes attachés au confort de la vie moderne, comme l’indiquent les derniers sondages. C’est aussi que rien ne nous prépare à mener nos vies en pensant des centaines, voire des milliers d’années devant. Ça aussi, c’est du jamais vu dans l’histoire humaine. L’évolution de l’humanité s’est faite en mettant un pied devant l’autre, en se félicitant à chaque fois du progrès accompli. Rien ne nous prépare à vouloir corriger notre comportement. À cette difficulté s’ajoute celle de devoir agir globalement. Mais rien ne nous prépare, là non plus, à vouloir céder les intérêts nationaux à un Parlement unique, celui de l’humanité.

L’écologiste David Suzuki comparait récemment les défenseurs des sables bitumineux aux esclavagistes du XIXe siècle. Si la référence a choqué, elle indique bien le virage politique, économique et moral qui nous pend au bout du nez. Du XVe au XIXe siècle, une bonne partie de l’économie mondiale reposait sur la traite des Noirs, de la même façon qu’une bonne partie de l’économie repose aujourd’hui sur l’exploitation des énergies fossiles. Si l’esclavage a finalement été aboli, ce n’est pas parce que la pratique ne rapportait plus, mais bien parce que l’opprobre rattaché à la vente d’êtres humains était trop fort. La question morale, dit Suzuki, l’a emporté sur la question économique.

Si « sauver la planète » est pour finalement vouloir dire quelque chose, c’est ce qui doit se passer aujourd’hui face à l’environnement.