Grand jour pour le journalisme d’enquête. L’émission du même nom vient de réussir quant aux femmes autochtones ce que la photo du bambin noyé a réussi pour les migrants syriens. Tout d’un coup, nous sommes forcés de reconnaître la tragédie de la vie autochtone dans ce pays. Rien des cadavres qui jonchent aujourd’hui la Méditerranée, comme des jeunes Algonquines abandonnées dans la forêt à -10 °C, forcées de faire des pipes pour racheter leurs écarts de conduite et la couleur de leur peau, rien de tout ça, en fait, ne surprend outre mesure. Seulement, ce qui encore hier était une autre de ces situations désespérées pour lesquelles, se dit-on, on ne peut rien, cette même situation devient tout à coup intolérable. Soudainement, c’est notre propre humanité qui est en jeu, notre conscience qui ploie sous le fardeau de la preuve.
La ministre de la Sécurité publique en pleurs n’est rien d’autre que la honte qui nous saute au visage, la conscience qui nous rattrape — bien que particulièrement tard pour quelqu’une qui est payée pour protéger la population et qui, en plus, était au courant des agissements des policiers depuis mai dernier. Que l’émotion de la ministre se trouve maintenant montrée du doigt par ces derniers, c’est le vase qui déborde. À l’aura de sexisme fortement teinté de racisme qui les entoure, il faudrait maintenant ajouter un machisme qui les fait critiquer les larmes de la ministre ? Quelqu’un devrait leur dire qu’ils ne sont pas exactement une référence en matière de « comportement professionnel ».
J’ai un minimum de sympathie pour la ministre et les policiers impliqués dans cette affaire. Ni l’une ni les autres ne semblent avoir compris que ce qui a trop longtemps fait défaut aux communautés autochtones, c’est précisément qu’on leur donne, pour une fois, le bénéfice du doute. En invitant des Amérindiennes à raconter leurs expériences, l’équipe d’Enquête a justement contourné le système qui déprécie les autochtones ; elle a posé un geste d’intégration, de réconciliation. Ce n’est pas par hasard si cinq Amérindiennes, des femmes particulièrement vulnérables, ont décidé aujourd’hui de passer aux aveux.
Ce n’est pas par hasard non plus si le vote a augmenté de 280 % dans certaines communautés autochtones lors des dernières élections fédérales. Plus de la moitié des quelque 900 000 Amérindiens vivent aujourd’hui dans des réserves ; le reste est concentré dans quelques grandes villes, majoritairement dans l’Ouest. En d’autres mots, il est facile d’ignorer la réalité amérindienne, car on ne la voit pas. Loin des yeux, loin du coeur. Davantage qu’ailleurs dans les Amériques, les autochtones du Canada et du Québec vivent à part, dans un système parallèle qui s’explique par les vicissitudes de l’histoire, aussi par un désir compréhensible d’autonomie, mais qui a grandement contribué à rendre, comme l’a démontré Richard Desjardins, ces peuples invisibles.
Cette invisibilité a depuis toujours gommé la situation déplorable des autochtones, bien plus grave d’ailleurs que la situation des Noirs aux États-Unis. Tous les indicateurs sociaux le prouvent. Le taux de chômage : 2,1 fois plus élevé que la moyenne chez les autochtones comparativement à 1,9 chez les Noirs américains. L’emprisonnement : 10 fois plus élevé chez les autochtones contre 3 fois chez nos voisins. Le décrochage : 2,7 fois supérieur à la moyenne contre 1,1 fois chez les Noirs. Comme disait Melissa Mollen Dupuis à Tout le monde en parle dimanche : « J’ai grandi en pensant que c’était normal qu’on nous haïsse la face. »
Si l’indifférence a assez duré, c’est vrai également des autochtones eux-mêmes. Il faut qu’ils se sentent aussi comme faisant partie de ce pays, qu’il y ait une certaine réciprocité entre leur réalité et la nôtre. Je me souviendrai toujours des trois jours que j’ai passés chez une famille crie à Grande-Baleine, sur la baie d’Hudson, où, mis à part hello et goodbye, on ne m’a jamais adressé la parole. Il y avait certainement de la gêne là-dedans, mais aussi une espèce de retrait total du monde que je pouvais représenter à leurs yeux. Nulle part ailleurs sur la planète n’avais-je vécu un tel sentiment d’invisibilité. C’était à mon tour, faut croire, de me sentir mise de côté, dévalorisée.
C’est pourquoi il faut saluer le courage des femmes qui ont parlé et l’engagement des autochtones qui ont voté le 19 octobre. Il faut arrêter de se mépriser mutuellement ; il faut se tendre la perche l’un l’autre. Et, non, une enquête sur la situation autochtone au Québec n’est sûrement pas de trop.
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