mercredi 28 octobre 2015

Invisibles "no more"

Grand jour pour le journalisme d’enquête. L’émission du même nom vient de réussir quant aux femmes autochtones ce que la photo du bambin noyé a réussi pour les migrants syriens. Tout d’un coup, nous sommes forcés de reconnaître la tragédie de la vie autochtone dans ce pays. Rien des cadavres qui jonchent aujourd’hui la Méditerranée, comme des jeunes Algonquines abandonnées dans la forêt à -10 °C, forcées de faire des pipes pour racheter leurs écarts de conduite et la couleur de leur peau, rien de tout ça, en fait, ne surprend outre mesure. Seulement, ce qui encore hier était une autre de ces situations désespérées pour lesquelles, se dit-on, on ne peut rien, cette même situation devient tout à coup intolérable. Soudainement, c’est notre propre humanité qui est en jeu, notre conscience qui ploie sous le fardeau de la preuve.

La ministre de la Sécurité publique en pleurs n’est rien d’autre que la honte qui nous saute au visage, la conscience qui nous rattrape — bien que particulièrement tard pour quelqu’une qui est payée pour protéger la population et qui, en plus, était au courant des agissements des policiers depuis mai dernier. Que l’émotion de la ministre se trouve maintenant montrée du doigt par ces derniers, c’est le vase qui déborde. À l’aura de sexisme fortement teinté de racisme qui les entoure, il faudrait maintenant ajouter un machisme qui les fait critiquer les larmes de la ministre ? Quelqu’un devrait leur dire qu’ils ne sont pas exactement une référence en matière de « comportement professionnel ».

J’ai un minimum de sympathie pour la ministre et les policiers impliqués dans cette affaire. Ni l’une ni les autres ne semblent avoir compris que ce qui a trop longtemps fait défaut aux communautés autochtones, c’est précisément qu’on leur donne, pour une fois, le bénéfice du doute. En invitant des Amérindiennes à raconter leurs expériences, l’équipe d’Enquête a justement contourné le système qui déprécie les autochtones ; elle a posé un geste d’intégration, de réconciliation. Ce n’est pas par hasard si cinq Amérindiennes, des femmes particulièrement vulnérables, ont décidé aujourd’hui de passer aux aveux.

Ce n’est pas par hasard non plus si le vote a augmenté de 280 % dans certaines communautés autochtones lors des dernières élections fédérales. Plus de la moitié des quelque 900 000 Amérindiens vivent aujourd’hui dans des réserves ; le reste est concentré dans quelques grandes villes, majoritairement dans l’Ouest. En d’autres mots, il est facile d’ignorer la réalité amérindienne, car on ne la voit pas. Loin des yeux, loin du coeur. Davantage qu’ailleurs dans les Amériques, les autochtones du Canada et du Québec vivent à part, dans un système parallèle qui s’explique par les vicissitudes de l’histoire, aussi par un désir compréhensible d’autonomie, mais qui a grandement contribué à rendre, comme l’a démontré Richard Desjardins, ces peuples invisibles.

Cette invisibilité a depuis toujours gommé la situation déplorable des autochtones, bien plus grave d’ailleurs que la situation des Noirs aux États-Unis. Tous les indicateurs sociaux le prouvent. Le taux de chômage : 2,1 fois plus élevé que la moyenne chez les autochtones comparativement à 1,9 chez les Noirs américains. L’emprisonnement : 10 fois plus élevé chez les autochtones contre 3 fois chez nos voisins. Le décrochage : 2,7 fois supérieur à la moyenne contre 1,1 fois chez les Noirs. Comme disait Melissa Mollen Dupuis à Tout le monde en parle dimanche : « J’ai grandi en pensant que c’était normal qu’on nous haïsse la face. »

Si l’indifférence a assez duré, c’est vrai également des autochtones eux-mêmes. Il faut qu’ils se sentent aussi comme faisant partie de ce pays, qu’il y ait une certaine réciprocité entre leur réalité et la nôtre. Je me souviendrai toujours des trois jours que j’ai passés chez une famille crie à Grande-Baleine, sur la baie d’Hudson, où, mis à part hello et goodbye, on ne m’a jamais adressé la parole. Il y avait certainement de la gêne là-dedans, mais aussi une espèce de retrait total du monde que je pouvais représenter à leurs yeux. Nulle part ailleurs sur la planète n’avais-je vécu un tel sentiment d’invisibilité. C’était à mon tour, faut croire, de me sentir mise de côté, dévalorisée.

C’est pourquoi il faut saluer le courage des femmes qui ont parlé et l’engagement des autochtones qui ont voté le 19 octobre. Il faut arrêter de se mépriser mutuellement ; il faut se tendre la perche l’un l’autre. Et, non, une enquête sur la situation autochtone au Québec n’est sûrement pas de trop.

mercredi 21 octobre 2015

Papa est là

Thomas Mulcair et son changement « pour de bon », Gilles Duceppe et sa balance du pouvoir, Stephen Harper et sa révolution conservatrice, pour ne rien dire du guru australien, des frères Ford, des épouvantails niqabs et jusqu’au scandale des commandites… Ils peuvent tous aller se rhabiller. On se réveille en ce lendemain électoral comme si les 35 dernières années n’avaient pas eu lieu. On revient aux beaux jours du « natural governing party » du Canada, au temps où les libéraux s’imposaient comme le seul parti réellement national, ancrant ce vaste pays d’est en ouest, en passant, ô miracle, par le Québec.
 
Qui l’eût cru ? Il y a bien sûr les Prairies qui boudent un peu ,mais la vague rouge n’est pas passée complètement inaperçue là non plus, doublant et même triplant sa part du vote populaire par endroits. Lundi soir, le vote pour les « voies ensoleillées » de Justin Trudeau s’est manifesté partout alors que le vote conservateur a fait du surplace et que le vote néodémocrate, lui, s’est littéralement écrasé. En ce lendemain de soir qui penche, on se réveille donc avec une seule certitude : Justin Trudeau est possiblement l’unique personne dans ce pays à ne pas s’être sous-estimée. Même Bob Rae avait l’air surpris, lundi soir, de voir le jeune héritier si bien tirer son épingle du jeu.
 
Mais qu’est-ce que ça veut donc dire ? Bien sûr, une partie des gains libéraux a été portée par la colère contre Stephen Harper ainsi que la méfiance suscitée par Thomas Mulcair — deux hommes qui ont dû grimacer quand même un peu en se regardant dans le miroir mardi matin. Avec quatre ans de retard sur le Québec, les Canadiens ont fait un géant pied de nez à Stephen Harper. Mais il y a plus ici qu’un simple vote de protestation, plus qu’un ras-le-bol collectif tel qu’exprimé au Québec en 2011.
 
Ce qui devait être une simple manoeuvre pour gagner des votes, un autre de ces« dirty tricks » dont Harper a le secret, l’affaire du niqab, tout en accordant quelques votes de plus au Québec pour le PCC, a eu un tout autre effet sur l’ensemble du pays. Cette tactique de division n’a pas seulement révélé Harper pour le politicien racoleur et mesquin qu’il est ; elle a mis la table pour un référendum sur les valeurs canadiennes.
 
La grande question à laquelle l’électorat devait répondre lundi ne concernait ni l’économie, ni les garderies, ni la politique étrangère. La question était : « Dans quel Canada voulez-vous vivre ? » Un sondage Ekos réalisé la veille le montre d’ailleurs clairement*. Presque 50 % des répondants disent que le plus important pour eux, c’est de faire un « choix qui reflète leurs valeurs », les plateformes (33 %) et les chefs (10 %) venant loin derrière.
 
En d’autres mots, le Canada bâti par, oui, si on veut, Wilfrid Laurier, comme le rappelait le héros de la soirée lundi, mais bien plus certainement par Lester B. Pearson et encore davantage par Trudeau père lui-même est le Canada que l’électorat canadien a remis à l’honneur lundi. Comme dit le bras droit du nouveau PM, Gerald Butts, en guise d’explication du raz-de-marée libéral : « Nous sommes le parti de la Charte des droits et libertés, après tout. » Plus que les Casques bleus, l’assurance maladie ou les Rocheuses, la Charte et son idéateur, Pierre Elliott Trudeau, sont ce dont les Canadiens sont le plus fiers, tous les sondages le disent.
 
L’homme qui s’était donné comme mission de changer tout ça, de supplanter les valeurs libérales par les valeurs conservatrices, de tourner le dos à la justice sociale pour mieux concentrer sur les « vraies affaires », l’argent qui fait ka-ching ! et les missions de combat qui font ka-pow !, part la queue entre les jambes. Bien fait pour lui. Difficile également d’avoir beaucoup de sympathie pour M. Mulcair qui a échoué à présenter une vision inspirante de ce que pourrait être un gouvernement néodémocrate. Justin Trudeau, en plus d’être ensoleillé lui-même, a paru chaque fois plus généreux, plus compatissant, plus soucieux des droits et libertés fondamentaux.
 
« Papa est là », a cru bon de lancer le grand vainqueur de la soirée à l’intention de ses jeunes enfants. Une première, sans doute, pour ce qui est d’un discours à la nation d’un premier ministre fraîchement élu. Mais comment ne pas sentir à ce moment la présence de son père à lui ? Le défi maintenant sera pour l’héritier de la « société juste » d’en faire quelque chose d’original, l’environnement et le changement de mode de scrutin pourraient être de bonnes pistes, pour ne rien dire de convaincre les Québécois de se reconnaître dans le « plus meilleur pays au monde ».

mercredi 7 octobre 2015

Pratiques culturelles barbares

Comment décririez-vous un employeur qui insiste continuellement pour vous masser les épaules ? Vous coince entre le classeur et la photocopieuse chaque fois qu’il peut ? Prend votre main et la pose négligemment sur sa cuisse, mine de rien, lorsque vous partagez un taxi ensemble ? Ou, tiens, vous accueille en sous-vêtement après vous avoir convoquée d’urgence dans son bureau ?

Un malade mental ? Un macho ? Un barbare ?

Je le demande, car notre grand défenseur des femmes, l’actuel PM Stephen Harper, veut instaurer une ligne téléphonique réservée au signalement de « pratiques culturelles barbares ». Pour des raisons strictement électoralistes, bien entendu, mais pourquoi ne pas le prendre au mot ? Si chaque femme victime de harcèlement sexuel appelait pour signaler les irrépressibles mononcles de ce bas monde, il y aurait peut-être de quoi justifier une ligne téléphonique en bonne et due forme.

Diverses études américaines évaluent qu’entre 35 % et 45 % des femmes sur le marché du travail sont victimes de harcèlement sexuel. Selon une enquête Angus Reid de 2014, 43 % des femmes au Canada et au Québec auraient vécu ce type d’agression. Mais seulement entre 10 % et 20 % le dénoncent, faisant du harcèlement sexuel le délit le moins rapporté. Et pour cause. « Le fait de porter plainte crée souvent plus de stress que le harcèlement lui-même », selon la professeure de droit spécialisée en la matière Louise Langevin.

Tout ça pour dire que Marcel Aubut vient de rendre un autre grand service au pays. Il vient de dépoussiérer la question du harcèlement sexuel et la remettre au grand jour. Il vient de nous rappeler que les mononcles sont, sinon partout, loin d’être disparus et qu’il faut se lever de bonne heure, malgré l’article 10.1 de la Charte des droits et libertés et la Loi sur les normes du travail, si on a la témérité de revendiquer ses droits.

Certains vont trouver que l’homme qui a tant fait pour le hockey et le mouvement olympique le paye trop cher. Disons qu’accueillir son adjointe en caleçon ne constitue pas seulement une manière colorée de s’adresser à la « gent féminine », une spécialité de l’ex-président du Comité olympique canadien, c’est de l’abus de pouvoir pur et simple. Et le COC, qui était au courant des agissements de son entreprenant président (et combien d’autres ?) n’a que lui-même à blâmer dans cette triste affaire.

Marcel Aubut nous rend le même service, en fait, que l’ex-animateur de radio Jian Ghomeshi à pareille date l’année dernière. Il lève le voile sur une zone immensément grise, sur cette Terre de Baffin des rapports hommes-femmes où ce qui est enthousiasmant et sexy pour les uns est soudainement inquiétant pour les autres, unno man’s land d’où il est difficile de s’extirper sans créer plus de problèmes qu’on a déjà et où les hommes perpétuent un vieux rapport de force sans même s’en rendre compte et les femmes endurent avec le même automatisme.

Merci, Marcel. Car ça fait plus de 10 ans que le harcèlement sexuel a disparu du radar au Québec. « Il n’y a plus de cause de harcèlement sexuel, plus de jurisprudences, plus d’écrits et même les groupes de femmes n’en parlent plus », dit Louise Langevin. Au Québec, la notion de harcèlement sexuel est régie depuis 2004 par la Loi sur les normes du travail sous l’appellation globale de « harcèlement psychologique ». Ce qui veut dire qu’un phénomène qui tient du vieux rapport hiérarchique entre les hommes et les femmes est désormais noyé dans une mer de conflits individuels, opposant deux employés ou encore, employeur et subalterne. Des conflits où l’on retrouve aussi des rapports de force, mais sans la connotation « systémique » du harcèlement sexuel.

Il y a bien sûr certains avantages à confier le harcèlement que vivent les femmes à la Commission de la santé et sécurité au travail, plutôt que, comme par le passé, à la Commission des droits de la personne. C’est plus rapide, c’est gratuit et l’accent est mis sur la médiation, c’est-à-dire sur la réintégration de la victime dans son milieu de travail et/ou à son dédommagement. Seulement, tout se fait en catimini, loin des tribunaux et des médias. Ce qui est certes plus facile pour les individus concernés mais dessert la collectivité en blanchissant les coupables et occultant les causes. Jadis vu comme une « atteinte au droit à l’égalité », le harcèlement sexuel est aujourd’hui perçu comme un simple « problème de relations de travail »« On n’est pas sûres d’avoir gagné au change », dit la présidente du Groupe d’aide sur le harcèlement au travail, Yolande Séguin.

Merci donc à Marcel Aubut de nous aider à y voir plus clair, et aux femmes qui ont eu le courage de le montrer du doigt.