« Envoyez-moi vos fatigués, vos pauvres
Envoyez-moi vos hordes blotties qui rêvent de liberté
Les rebuts de vos rivages surpeuplés.
Envoyez-les-moi, les déshérités que la tempête m’apporte. »
– Emma Lazarus
La poète américaine Emma Lazarus, auteure des lignes qui ornent la célèbre statue de la Liberté, aurait pu écrire ces vers avant-hier. En fait, ils ont été écrits en 1883, bien avant que l’Europe se mette à cracher des morts, des mutilés et des exilés par milliers. La notion du Nouveau Monde comme terre d’accueil a toujours signifié ce que ce continent (arraché des mains de ses premiers habitants, rappelons-le) a de plus noble. L’idée d’être la somme des différentes parties du monde, les plus affligées de surcroît, a quelque chose de grand et d’audacieux.
Évidemment, entre la bande-annonce et la réalité, il y a parfois des écarts notoires. Durant la Seconde Guerre mondiale, le Canada n’a accepté que 5000 Juifs, moins que tout autre pays occidental, malgré l’horreur que l’on sait. « Aucun c’est déjà trop », avait fameusement affirmé le directeur de l’Immigration, Frederik Blair, à l’époque. Le premier ministre d’alors, Mackenzie King, y était pour beaucoup. Puis, le pays s’est refait une beauté en acceptant 37 000 réfugiés hongrois (1956), 11 000 Tchèques (1968) et, grâce à la pression populaire, plus de 100 000 « boat people » vietnamiens (1978-1985).
Aujourd’hui, sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, c’est le Québec qui redore le blason canadien tant que faire se peut : 60 % des quelque 2000 réfugiés syriens acceptés à ce jour ont été accueillis au Québec. Un nombre très insuffisant, comme on sait, depuis qu’un enfant flottant tête baissée sur les rives turques nous a rappelés à nos devoirs élémentaires d’êtres humains.
Le monument que propose d’ériger le gouvernement Harper sur les rives du Cape Breton vient souligner, non sans ironie, le gâchis conservateur dans cette crise humanitaire. Baptisée pompeusement Mère Canada, la Vierge aux bras tendus doit mesurer 30 mètres de haut, l’équivalent d’un édifice de huit étages, et coûter 60 millions de dollars. Un monument « stalinien », de l’avis de plusieurs, ce colosse de granit n’est pas, comme on pourrait le croire, une version canadienne de la statue de la Liberté, un symbole de générosité et de bienvenue aux immigrants. Fidèle aux valeurs militaristes du gouvernement conservateur — qui n’en démord pas, même confronté au cadavre d’un enfant de trois ans — la statue se veut un hommage aux soldats morts outre-mer. Comme si le pays ne comptait pas déjà des centaines de cénotaphes de ce genre. Qu’à cela ne tienne, les conservateurs projettent d’ériger le monument pour le 150e anniversaire du Canada en 2017.
À mon avis, il n’y a pas de symbole plus éloquent de la suffisance de ce gouvernement, un qui pourrait d’ailleurs bien marquer sa tombe à lui. Tout ce qui a pu nous enrager de « Harperman » — l’arrogance, la mesquinerie, les demi-vérités — se retrouve encapsulé dans cette mère de granit, comme d’ailleurs dans la réaction du premier ministre devant la mort d’un enfant qui aurait pu, qui aurait dû se retrouver au Canada. La réponse à la crise humanitaire qui secoue l’Europe n’est pas, comme le veut Stephen Harper, plus de bombes, mais bien plus d’humanité.
Notons que la guerre que M. Harper croit devoir mener contre le Front islamique « n’a aucun impact sur la guerre civile en Syrie », rapporte John Ibbitson du Globe and Mail. Or c’est cette guerre, déclenchée par les actions meurtrières de Bashar al-Assad sur son propre peuple il y a cinq ans, qui a fait fuir des millions de Syriens, dont la famille du petit Aylan Kurdi, de triste renommée. Jusqu’à présent, plus de civils ont été tués par le sanguinaire Al-Assad que par les terroristes islamiques. C’est pourtant avec ce gouvernement que le Canada s’est allié pour mener sa nouvelle croisade militaire. Allez comprendre pourquoi.
Mais c’était avant qu’un petit innocent vienne remettre les pendules à l’heure. Stephen Harper, qui s’est montré aussi habile que chanceux depuis neuf ans, vient très probablement de rencontrer son Waterloo.
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