Nous voici donc devant l’absurde. Discrédité après 10 ans au pouvoir, miné par des scandales à répétition et abandonné par ses plus vaillants ministres, le parti de Stephen Harper a néanmoins repris les devants grâce à un bout de tissu. Un bout de tissu qui ne laisse pas indifférent, c’est sûr. Le niqab est rejeté par 82 % des Canadiens et 93 % des Québécois. Du jamais vu en matière de consensus pancanadien. Mais comment ne pas s’étouffer dans sa bière en entendant le chef conservateur prendre la défense de l’émancipation féminine, lors du débat jeudi dernier.
« Jamais je ne dirai à ma jeune fille qu’elle doit se cacher le visage parce qu’elle est une femme », dit-il solennellement, comme si c’était lui qui se faisait assermenter tout à coup.
Stephen Harper, faut-il le rappeler, a refusé d’enquêter sur les meurtres et disparitions des femmes autochtones, a mis la hache dans les subventions aux groupes de femmes, a aboli la clause d’égalité salariale dans la fonction publique ainsi que le programme venant en aide aux femmes réfugiées, est resté sourd au fait que seulement un hôpital canadien sur six, contrairement à ce que stipule la Loi sur la santé, offre des services d’avortement, a détourné l’aide aux femmes du tiers monde en abolissant tout soutien à la régulation des naissances et n’a posé aucun geste pour contrer la violence que vivent les femmes ici, malgré les 12 milliards que ça coûte au Trésor public par année. La liberté des femmes lui tient à coeur ? Cause toujours mon lapin.
Comme le soulignait Manon Cornellier (dans sa chronique « Voile politique » publiée dans Le Devoir du 23 septembre dernier), Harper aurait pu éviter toute cette tempête en changeant simplement la consigne rattachée à la cérémonie d’assermentation. C’est sciemment, cyniquement, qu’il exploite cette question explosive, la seule susceptible de lui rallier des appuis à l’extérieur des cercles conservateurs purs et durs. On ne peut qu’espérer qu’un tel machiavélisme joue contre lui — de la même façon, d’ailleurs, que la charte des valeurs a fini par jouer contre le PQ lors des dernières élections. Comme l’a appris Jacques Parizeau à ses dépens, ceux à qui on confie notre avenir collectif devraient éviter, dans la mesure du possible, de nous monter les uns contre les autres.
Malaisé, aussi, l’alignement du Bloc avec les conservateurs sur cette question. Il n’y a pas si longtemps, l’argument par excellence pour démontrer l’inévitabilité souverainiste était de souligner les points de rupture entre le Québec et le Canada. La séparation n’était plus qu’une question de temps, m’avait dit Jean-François Lisée à l’aube des élections de 2012, car le Québec et le Canada d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir ensemble. « Il ne reste plus qu’à prononcer le divorce », disait-il. Mais c’était avant qu’on se mette à nous rebattre les oreilles avec « les valeurs conservatrices sont aussi les valeurs québécoises ». Et avant que le Bloc devienne à ce point obnubilé par le NPD qu’il soit prêt à emboîter le pas aux conservateurs — un danger pourtant bien plus grand qu’une poignée de niqabs — pour mieux damner le pion aux néodémocrates.
Comprenez-moi bien, le niqab me révolte, moi aussi. Je déteste voir une femme s’afficher comme une erreur de parcours ou encore, se transformer en géant doigt d’honneur. Le niqab a aussi cette signification, soit dit en passant. En Tunisie, me faisait remarquer le coprésident de l’Association des musulmans pour la laïcité, Haroun Bouazzi, ce sont les femmes les plus démunies qui ont adopté le voile intégral afin de souligner leur invisibilité. Vous passez devant nous sans nous voir ? Bien, maintenant, vous ne nous manquerez pas ! Ça a le mérite d’être clair et combien efficace. Les niqabs se comptent ici par quelques dizaines et pourtant, on en parle comme d’une plaie d’Égypte.
On a beau haïr le niqab, le considérer une insulte à la condition féminine, on ne peut l’interdire sur cette base sans se retourner contre l’émancipation des femmes elle-même. Comment adhérer au droit des femmes de décider par elles-mêmes — la pierre de touche du mouvement de libération féministe — tout en affirmant que certaines femmes n’ont pas droit à leur libre arbitre ? Il faut trouver autre chose. Le « gros bon sens », en d’autres mots, ne peut pas se substituer aux Chartes des droits et libertés, comme semblent le croire certains commentateurs. On ne peut décider du sort d’une minorité par les simples sentiments que cela nous inspire — ce qui équivaut à la loi de la rue — sans risquer d’affaiblir le principe même de la démocratie.
En attendant que la Cour suprême s’en mêle, espérons que le niqab n’embrouillera pas les esprits au point de redorer le blason de celui qui, après 10 ans de règne, a piétiné la vie démocratique plus souvent qu’à son tour.