«Oscar Wilde doit sourire dans sa tombe. » Le réalisateur, comédien et blogueur anglais Stephen Fry commentait ainsi, pour ses 9 millions d’abonnés Twitter, le vote irlandais en faveur du mariage gai. Un des derniers pays européens à décriminaliser l’homosexualité, en 1993, l’Irlande a créé la surprise samedi dernier en devenant le premier pays à voter, par référendum, pour l’union homosexuelle sanctionnée par l’État. Passant en une génération de « quasi-théocratie à leader des droits des gais », c’est tout un pas de géant !
Mais si Wilde, le célèbre dandy et dramaturge d’origine irlandaise emprisonné en 1895 pour « grave immoralité », doit sourire, une plume de paon entre les dents, que dire du mathématicien et cryptologue Alan Turing ? Il doit danser la farandole. Celui qu’on dit en partie responsable de la victoire des Alliés contre les nazis a lui aussi été persécuté en Angleterre pour son homosexualité. Il en est d’ailleurs mort, à juger de la littérature qui lui est consacrée ainsi que le film, Le jeu de l’imitation, sorti en 2014.
Il y a peu d’histoires plus tristes que celle d’Alan Turing, pourtant encore méconnue. Combien connaissent le rôle qu’il a joué durant la guerre ? Ou sa mort prématurée à 41 ans après avoir choisi la castration chimique, sa punition pour avoir eu une relation homosexuelle ? Tout ça a été gardé sous le boisseau jusqu’au milieu des années 70, pour raison de secrets militaires.
Pourtant, Alan Turing était non seulement un mathématicien de génie, mais il a été un véritable héros de guerre. Recruté en 1939 par le gouvernement britannique, il dirigera l’équipe chargée de déchiffrer les codes de guerre envoyés quotidiennement par les forces armées allemandes. Grâce à la machine électronique qu’il met au point, le Kolossus, reconnu aujourd’hui comme l’ancêtre de l’ordinateur, Turing va réussir, après quatre ans d’efforts, à décrypter les messages nazis. Un exploit qui, dit-on, épargna 14 millions de vies en écourtant la guerre de deux à quatre ans.
« Grossière indécence »
On voudrait croire que si tous ces faits d’armes avaient été connus au moment de son arrestation en 1952, l’homme aurait été traité plus humainement. Mais à l’époque, toutes les activités du centre d’espionnage britannique de Bletchley Park demeurent « top secret ». De plus, au début des années 50, des intellectuels homosexuels surnommés les « Cinq de Cambridge », viennent d’être accusés de contre-espionnage au profit de l’Union soviétique. Condamné pour « grossière indécence », Turing a le choix entre deux ans de prison ou la castration chimique — qu’il choisit afin de pouvoir continuer ses travaux.
Deux ans plus tard, on le trouve l’écume à la bouche, empoisonné au cyanure, vraisemblablement de la pomme retrouvée à ses côtés. La légende veut que le symbole d’Apple, la pomme croquée, soit un hommage au créateur de l’intelligence artificielle. Légende depuis démentie à contrecoeur par Steve Jobs lui-même :« J’aimerais que ce soit vrai », dira-t-il.
À quelques jours de la mort soudaine d’un autre « grand cerveau », le mathématicien américain John Nash, immortalisé sous les traits de Russell Crowe dans Un homme d’exception (A Beautiful Mind), impossible de ne pas comparer les destins de ces deux hommes. Nash est mort à 86 ans dans un accident de voiture, en rentrant d’Oslo où il venait de recevoir le prix Abel, le « Nobel des mathématiques ».
Vingt ans plus tôt, il recevait le prix Nobel en économie pour sa théorie du jeu. John Nash est mort avec sa femme Alicia à ses côtés, sa femme dont la fidélité et ténacité l’ont aidé, dit-on, à surmonter les ravages de la schizophrénie dans les années 60. Une longue vie, non sans épreuves mais couronnée de succès, et une mort digne d’un parcours exceptionnel.
Alan Turing, lui, est mort seul, dans la fleur de l’âge, sans reconnaissance aucune. Mince consolation, il recevra des excuses officielles du gouvernement britannique en 2009 et un pardon posthume de la reine. Les valeurs qui étaient à l’honneur lors du référendum irlandais, « l’amour, la générosité et la compassion », lui auront fait cruellement défaut de son vivant. Mieux vaut tard que jamais.
D’ailleurs, on compte toujours 77 pays, en ce bas monde, où l’homosexualité est considérée comme criminelle, dont 11 où elle est passible de peine de mort.