L’année : 1972. Le lieu : Santiago. On est un an et demi après
l’élection de Salvaldor Allende au Chili, et un expert britannique en
cybernétique, Stafford Beer, travaille à un projet qui, ultimement, ne
pourra propulser le plan socialiste comme prévu, mais annonce le début
du monde superinformatisé dans lequel on vit.
Le projet Cybersyn
(pour « synergie cybernétique ») devait aider le gouvernement Allende à
diriger l’économie selon des décisions basées sur des informations
concrètes, tout en favorisant la « participation des travailleurs », tel
que promis. À tout moment dans la journée, des données acheminées par
télex (le Chili ne possède que deux ordinateurs en 1972) informeraient
les dirigeants de ce qui se passait dans les usines du pays. Ainsi,
l’économie pourrait être planifiée selon des faits réels, pas seulement
selon des conjectures. Une « salle des opérations » avait été prévue à
cet effet avec des écrans géants. Très futuristes, ressemblant à la
cabine de pilotage du vaisseau spatial dans Star Trek, les installations de Beer auraient, dit-on, influencé l’esthétique prônée par Steve Jobs chez Apple, 40 ans plus tard.
Beer anticipe, ici, ce qui est aujourd’hui la norme : la collecte de
données qui permet de prédire des besoins ou des comportements futurs.
Vous venez de recevoir une autre proposition, basée sur des achats
antérieurs, de la part d’Amazon ? Vous êtes bouche bée devant Big
Mother, l’application qui vous dit qu’il est temps de faire un peu
d’exercice ou de vous munir d’un parapluie ? Vous pouvez remercier
Stafford Beer.
Le meilleur : tout un mur de la salle des opérations du projet Cybersyn est réservé pour mesurer « le bonheur en temps réel »
du peuple chilien. Afin d’évaluer l’impact des décisions économiques,
Beer conçoit un appareil à cadran qui permet aux citoyens, à partir de
leur salon, d’indiquer leur disposition, allant du mécontentement
extrême au bonheur total. Branché sur les réseaux de télévision, ce
système permet de déterminer à tout moment la mesure exacte du « bonheur
national ».
Le coup d’État du 11 septembre 1973 mettra évidemment la hache dans
le bonheur national, ainsi que dans la salle des opérations imaginée par
Stafford Beer. La notion d’un système qui prend le pouls de la
population ne meurt pas pour autant. Si Pinochet se fout éperdument de
la planification en temps réel, il a un pressant besoin de surveillance
électronique. La CIA le dépannera par l’intermédiaire de l’opération
Condor, qui fournira à tous les régimes militaires de l’Amérique latine
une « banque de données informatisée des
personnes, des activités et des organisations directement ou
indirectement liées à la subversion », explique un article du magazine américain The Nation.
Les ordinateurs étant excessivement rares en Amérique latine à
l’époque, l’informatisation du système de surveillance est
révolutionnaire en soi.
Si le coup d’État au Chili marque un tournant en ce qui concerne
l’introduction du capitalisme sauvage en Occident, il marque aussi le
moment où « la cyber-utopie se transforme en
cyber-terreur et où la technologie est utilisée non pour augmenter le
bonheur mais pour insuffler de la douleur ».
L’histoire vaut la peine d’être rappelée au moment où l’enthousiasme
déborde pour les nouvelles mesures antiterroristes canadiennes. Au
Canada, 82 % de la population (70 % au Québec) approuve la loi qui
permettra à 17 ministères et organismes fédéraux d’obtenir l’ensemble
des renseignements personnels de citoyens détenus par le gouvernement.
L’ampleur des mesures proposées est non seulement sans précédent, elle
est excessive, selon le commissaire à la vie privée, Daniel Therrien. Et
pourtant, seulement 19 % des Canadiens s’inquiètent des ramifications
sur nos vies personnelles.
Il est toujours étonnant de voir combien les gens se moquent de
l’incursion de Big Brother dans leur vie, de la même manière que les
deux bras vous tombent en apprenant qu’aucune des 40 personnes qui ont
vu l’accident dans le métro qui a causé la mort de Radil Hebrich, en
janvier 2014, n’est venue à son secours. Tout se passe comme si, dans un
sens comme dans l’autre, on ne se sentait pas concerné. Mais, comme
pour l’histoire de la cybernétique au Chili, il est illusoire de penser
que ce qui a été conçu pour faire du bien ne pourra pas, un jour, faire
du mal.
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