Vous vous demandez peut-être d’où vient cette rage de réformer le
système de santé à coups de hache et de bâillon ? Pourquoi il faut
abolir les 18 agences de santé, réduire 182 centres de santé et de
services sociaux à seulement 33, imposer des quotas aux médecins et
concentrer les pouvoirs dans les mains de Docteur No, notre ministre de
la Santé, Gaétan Barrette ? Elle est où l’inspiration pour une réforme
aussi massive, pour ne pas dire contestée ?
Et pourquoi faut-il coller des ingénieurs aux fesses des infirmières afin de mesurer leurs moindres gestes ? « Vous venez de faire trois pas de trop, là »,
rapportait récemment la présidente de la Fédération, Régine Laurent.
Les infirmières se font dire comment « optimiser » leurs mouvements par
des gens qui n’ont jamais soigné personne. Et saviez-vous que les
couches, les lingettes et le savon de bébé, les serviettes hygiéniques
et jusqu’au Kleenex ne sont plus fournis lors d’accouchements, du moins
dans les hôpitaux du CHUM ? Avis aux femmes enceintes. Certains de ces
articles sont désormais « sous clé » et ne sont dispensés que pour des
femmes qui en ont urgemment besoin.
Bienvenus dans le monde de la « gestion minceur » (lean management)
aussi connue comme la méthode Toyota. L’actuel ministre de l’Éducation,
Yves Bolduc, a été le premier à introduire cette notion lorsqu’il était
à la Santé : « Ce qu’on fait, c’est qu’on travaille avec les gens pour éliminer les processus inutiles »,
disait-il en 2008. La chasse au gaspillage en temps, en argent ou en
procédures est le mot d’ordre de cette nouvelle philosophie managériale.
Mais une méthode inspirée d’une chaîne de production automobile
peut-elle vraiment servir d’inspiration aux soins prodigués aux
malades ? Et comment !, disent les convertis. Depuis un projet pilote au Seattle Virginia Mason Medical Center
en 2008, la méthode « d’en faire plus avec moins » s’est répandue dans
plusieurs hôpitaux aux États-Unis, ainsi qu’ailleurs en Europe et en
Australie.
Ici au Québec, le lean management a été introduit dans trois
CSSS et au CHU à Québec en 2008, à la demande de M. Bolduc. Il
s’agissait dans un premier temps de « découper » tout le processus de
soins, un peu comme on découpe un saucisson en rondelles. « Si j’entre voir un patient, la prise de température est considérée comme étape 1, le soluté, étape 2, et ainsi de suite, explique Régine Laurent. Évidemment, ce n’est pas comme ça qu’une infirmière travaille. »
Tout étant codifié d’avance, l’infirmière qui déciderait, en voyant
l’allure de son « client » (ainsi nomme-t-on le patient désormais) de
lui administrer un soin non prévu doit ensuite se justifier en rédigeant
un rapport. Pour les bureaucrates de ce monde, le superflu est partout
sauf évidemment dans la paperasse.
Mais ce n’était qu’une première phase. La deuxième a été introduite
en 2012, par le ministre Bolduc toujours, et consistait à minuter le
travail. « Pour une relation d’aide dite de
premier niveau, le temps alloué était, disons, 15 minutes, une relation
deuxième niveau, 10 minutes, poursuit la présidente de la FIQ. Mais ça
n’a aucun sens ! Voulez-vous bien me dire ce que ça veut dire une relation d’aide de premier niveau ? »
C’est la multinationale de gestion Proaction qui a été engagée par le
ministère pour commencer à implanter la nouvelle médecine-minute au
Québec. Le travail se poursuit évidemment aujourd’hui sous la férule du
redoutable Dr Barrette — qui se garde bien de parler de méthode Toyota
mais qui privilégie, lui aussi, les mêmes objectifs : quantification,
optimisation, réduction des coûts. Le « financement à l’activité », le
troisième projet de loi que nous promet bientôt l’actuel ministre de la
Santé consiste justement en la troisième phase de ce vaste programme. On
découpe, on minute, ensuite on décide combien ça vaut. Comme dans
n’importe quelle chaîne de montage, la rentabilité est à l’honneur. Dans
Lean Management in Hospitals : Key Factors for Successful Implementation (2011), on ne se gêne pas d’ailleurs pour détourner le serment d’Hippocrate — « je dirigerai le régime des malades à leur avantage » — pour vouloir dire avantage économique.
Plusieurs voient dans cette obsession de quantifier ce qui est
foncièrement humain — l’idée de venir en aide, de soigner quelqu’un — le
signe d’une privatisation imminente. Je doute que le gouvernement
Couillard ose aller jusque-là. Mais tous ces bouleversements
s’inscrivent dans un contexte plus large, c’est sûr, celui de battre en
brèche l’État providence, cette « omniprésente nounou » qui nous mène au bord de la faillite.
Attachez vos tuques. La bataille s’annonce longue entre le
gouvernement et tous ceux qui voient dans cette mentalité comptable une
rupture du contrat social.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire