Mercredi dernier, jour d’abomination que l’on connaît, nous sommes
plus d’une centaine à grelotter au pied de l’hôtel de ville de Montréal,
tout en chantant, tant bien que mal, La marseillaise. On est
là pour la liberté d’expression, pour la démocratie, pour notre vieille
mère, la France. Allons, enfants de la Patrie. Pour tout dire, nous ne
sommes pas très sûrs pourquoi on est là ; nous sentons confusément qu’une limite a été franchie,
comme dit une spécialiste des images de guerre. Cette manifestation
spontanée, comme la marée monstre dans les rues de Paris quatre jours
plus tard, n’a rien de pointu, pas de cause spécifique et immédiate à
défendre. C’est simplement l’humanité qui répond : présente ! Encore
vivants, « malgré le frette et les barbares ».
Le geste réchauffe, comme de voir cette digue d’hommes et de femmes
d’État, bras dessus bras dessous, défiler au nom de ce que nous
partageons tous : le désir de vivre la tête haute.
Le problème c’est que, au lendemain d’unautre jour maudit dans
l’histoire du XXIe siècle, on n’a aucune idée où ces dignitaires nous
mènent de ce bon pas.
« Les religieux, dehors ! »
crie un homme au moment où le maire Coderre prend la parole. Le
bonhomme en question semble le savoir, lui, pourquoi on est ici. Comme
un soûlard dans une chorale de minuit, dirait Leonard Cohen, il a un
besoin irrépressible de mener le bal. Agressif, il aboie son ordre du
jour — « faut abolir la religion ! » — détruisant du même coup l’esprit fraternel.
La tentation est immense, après le massacre de Charlie Hebdo,
de croire que nous vivons une guerre de religion, qu’il faut au plus
vite décupler les bombes et les attaques au Moyen-Orient, ainsi
qu’accorder plus de pouvoirs aux policiers, instaurer plus de
surveillance, quitte à piétiner nos sacro-saintes libertés
individuelles.
Ce serait refaire les mêmes erreurs qu’ont commises les Américains
après le 11-Septembre et les Français avec leur laïcité à la dure. Le
problème n’est pas d’abord religieux. Le problème est un nouvel
extrémisme qui se drape dans l’islam pour mieux nous faire peur. Ces
supposés fous d’Allah ne sont obsédés que d’une chose : sortir de
l’obscurité pour redorer leur blason. D’ailleurs, même à Paris, on voit
qu’il s’agit davantage de « petits malfaiteurs », radicalisés en prison,
plutôt que de réels héritiers d’Oussama ben Laden. Le djihad permet aux
losers de ce monde une transformation non seulement
instantanée, mais combien imposante. Ces terroristes sanguinaires ne
cherchent pas à instaurer la charia dans nos pays ; à la rigueur, ils
n’en ont rien à foutre de piétiner nos libertés. Ils en ont eux-mêmes
amplement profité. Comme n’importe quel meurtrier de masse, ils
cherchent le carnage, pur et simple, et l’immortalité qui vient avec.
S’ils ont le pouvoir de terrifier, et c’est combien réussi, il faut
se garder de leur accorder des pouvoirs qu’ils n’ont pas. Sur six
millions de musulmans en France, rappelle un ancien de Charlie Hebdo, Olivier Cyran, « zéro représentant à l’Assemblée nationale. […] Pas un seul musulman non plus chez les propriétaires de
médias, les directeurs d’information, les poids lourds du patronat, les
grands banquiers, les gros éditeurs, les chefferies syndicales ».
La fantaisie de Houellebecq d’une révolution islamique d’ici peu ne
tient pas la route, ni en France, encore moins ici. Non seulement il
faut se garder « des amalgames », comme ne cesse de le répéter François Hollande, « il nous faut d’urgence arrêter de faire rimer la laïcité avec le rejet des religions », dit l’écrivain humaniste français Marek Halter. « Ce qu’il faut enseigner, c’est le respect. »
Il faut se garder d’idéaliser à outrance Charlie Hebdo, aussi. Modèle de bravoure et de provocation, la revue n’a pas toujours été un modèle d’honnêteté intellectuelle, comme l’a souligné, le premier, Jean-François Nadeau.
À l’intérieur de ses pages, toutes les religions n’étaient pas sujettes
au même traitement vitriolique, tant s’en faut. En France, c’est un
crime punissable par la loi que de se moquer de l’Holocauste ;
l’histoire et la communauté juive sont prises très au sérieux. La même
considération n’est pas accordée à la communauté musulmane. Dans un
superbe pied de nez aux « valeurs républicaines » et à la liberté
d’expression, le gouvernement français a d’ailleurs interdit une
manifestation propalestienne l’été dernier, en appui à la population de
Gaza. Consciemment ou non, Charlie Hebdo a participé à marginaliser la communauté musulmane ; et il recevait la protection de l’État pour le faire.
Dans l’après-Charlie, la tâche qui nous incombe n’est pas
d’abord militaire ou répressive. Elle est d’essayer de mieux comprendre
nos partis pris et nos divisions. Puisse le love-in parisien nous servir d’inspiration.
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