Entassés derrière dans la voiture, emmitouflés comme des astronautes,
nous traversions la nuit de Noël, incontestablement la plus belle de
l’année, en route vers le ciel.
La messe de minuit chez nous était plus qu’une dévotion d’usage, plus
qu’un passage obligé avant d’atterrir à quatre pattes sous lesapin,
gorgés de tourtière et avides de cadeaux. C’était un moment suspendu
dans le temps et dans l’espace, un voyage en apesanteur du moment où
l’on nous cueillait dans nos lits jusqu’au moment où l’on y retournait
fourbus mais comblés, une magnifique parenthèse où rien, sauf nos tuques
et immondes jambières, ne ressemblait à la vie de tous les jours. Pas
de chicanes d’enfant, pas de tensions d’adulte, on n’avait jamais mal
nulle part, le soir de Noël, c’était magique. Enfin calmes, heureux, on
virait bouddhistes.
Mon père était organiste à l’église. Lui-même peu pratiquant, il
croyait surtout dans la puissance de l’instrument. Tous les 24 décembre,
le jubé de l’église Saint-François-d’Assise à Ottawa vibrait comme un
camion de pompier. La veillée de Noël n’aurait d’ailleurs pas dispensé
le quart de son enchantement sans ses chants grégoriens et, surtout, son
tonitruant, son incontournable Minuit, chrétiens.
Le monde entier tressaille d’espérance
Peuple, à genoux, attends ta délivrance…
Rendus là, on se sentait soulevés de son banc d’église en chêne
massif, catapultés dans un film épique de Metro-Goldwyn-Mayer, la mer
Rouge se séparait en deux, les méchants Romains, tous des athées,
tombaient avec leurs cheveux, le cul par-dessus tête, dans le trou au
milieu. Les Rois mages, qu’on avait eu le temps de scruter à la loupe
depuis une heure et quart, nous faisaient un clin d’oeil du fond de la
crèche. Joseph, toujours un peu toothpick avec son air de gars
qui a fait un mauvais choix de carrière, finissait par nous ramener un
tant soit peu sur Terre. Suspendus entre l’étoile de Bethléem et le
plancher des vaches, nous flottions encore une petite heure, le temps
d’une dernière messe « pour la route », trois au total, songeant à tout
et à rien, sûrement pas à nos péchés, à l’idée de devenir berger un jour
ou encore vierge professionnelle.
All you need is love, comme diraient les Beatles. Cet état
de transcendance, de béatitude, de magnanimité est excessivement rare
dans la vie. Je suis reconnaissante à la fête de Noël, et à mon père
organiste, de m’y avoir fait goûter. C’est arrivé à d’autres dans des
circonstances autrement plus dramatiques. En 1914, vous l’avez peut-être
vu au cinéma, durant la Première Guerre mondiale, des soldats ennemis,
Français et Écossais, d’un côté, Allemands, de l’autre, ont déposé les
armes, allumé des bougies, tendu la main à celui qu’ils auraient bien pu
tuer encore le matin même. Près de Lille, dans le nord de la France,
ils ont échangé cigarettes et chocolats ; ils ont chanté. Ça s’est
réellement passé. Les états-majors auraient été pris de court, dit-on,
par ces « débordements. » Ô Sainte Nuit, Holy Night, Heil’ge Nacht.
Malgré tout le mal qu’on peut penser de Noël, la commercialisation à
outrance, les chansons quétaines, le massacre des sapins, les partys
qui n’en finissent plus… Il trace quand même un sillon incandescent, un
moment un peu magique où tout s’arrête. L’espace d’une journée ou deux,
le lot quotidien est temporairement mis en attente, on lève un peu le
menton, on ne touche plus tout à fait à terre. Ça n’efface pas
complètement de mémoire le mononcle dans le coin, un peu trop soûl
encore cette année, mais, au moins, il pèse moins lourd. Car il est
minuit et l’heure est solennelle…
Joyeux Noël et bonne année à tous.
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