Les morts et la destruction à Gaza sont
bien sûr stupéfiants. Les calamités ne se comptent plus en commençant par la torture
du jeune Palestinien brûlé vif, en représailles pour la mort des trois
adolescents israéliens, le déclencheur des dernières hostilités entre frères
ennemis. Mais parallèlement à la destruction d'édifices et de vies humaines, cette
guerre est en train de créer un autre type de dommage collatéral qui est, lui
aussi, saisissant: la crise de conscience de ceux et celles qui appuient la
notion d'un État juif, et de son droit à se défendre, seulement, pas à
n'importe quel prix.
Je parle de la gauche israélienne mais aussi
d'une bonne partie de la diaspora juive ainsi que de leurs sympathisants (dont
je suis). Puisqu'il y a presqu'autant de Juifs en Amérique du nord qu'en Israël
(près de 6 millions dans les deux cas), on parle ici de centaines de milliers
de personnes qui, en ce moment, vivent une crise existentielle, une espèce de
"paralysie" pour citer une amie juive, qui pourrait bien marquer un
tournant dans les annales du sionisme. Cette paralysie consiste à être à la
fois pro Israël et horrifié par ce qui se passe, partagé entre ne voulant pas
porter flanc aux accusations envers l'État hébreu, qui fleurent parfois
l'antisémitisme ("Mort aux Juifs",
scandaient des manifestants à Paris récemment), mais incapables d'entonner désormais
les justifications d'usage, qu'ils s'agissent des méthodes
"terroristes" du Hamas ou les célèbres préavis donnés par Israël
avant de bombarder.
"Lorsqu'il
est sûr que la population civile va y goûter, écrit le rédacteur en chef du quotidien israélien, Haaretz, la distinction entre tuer intentionnellement
ou non intentionnellement n'a plus aucun sens". L'ex-directeur du
American Jewish Congress, une des plus importantes organisations juives
américaines, Henry Siegman, va encore plus loin: "Si c'est ce qu'il faut faire pour la survie d'Israël, si le rêve
sioniste est désormais basé sur le massacre d'innocents, comme on peut voir
aujourd'hui à la télévision, alors la crise dans laquelle nous nous trouvons --
tous ceux qui se sont engagés dans la création de l'État d'Israël et de son
succès-- est extrêmement grave".
Cette crise morale est exacerbée du fait
que la notion de deux États parallèles, le baume suprême, la récompense
longtemps promise pour apaiser les deux factions, est en train de mordre la
poussière. Jamais à portée de main, l'idée d'une cohabitation pacifique juive-palestinienne
est plus illusoire que jamais. "Avec
ce qui passe, on ne veut même pas vivre sur la même planète", de dire un
Gazaoui au correspondant britannique Paul Mason. Du côté israélien, l'extrême-droite,
de plus en plus présente, parle ouvertement de créer des "camps" de
purification ethnique. Pour la
première fois, dit un journaliste du quotidien The Guardian, Jonathan
Freedland, les sionistes libéraux de ma trempe comprennent que la solution à
deux États n'éxiste pas, "pas parce
que les dirigeants politiques n'y ont pas suffisamment travaillé, mais parce
qu'elle ne peut probablement pas fonctionner".
Je me suis rendue une seule fois en Israël,
en 2001, à l'invitation d'un organisme juif. J'ai été frappé de la vitalité de
l'endroit malgré le fait que le pays soit assis sur une bombe. Malgré un
contexte politique extrêmement différent, j'ai toujours pensé que le Québec
était bien placé pour comprendre Israël. Deux petites nations qui, en principe,
ne devraient pas être là mais qui perdurent malgré tout. Deux anomalies
géopolitiques pour qui la survivance est la clé de voûte de sa politique mais
aussi de sa grande créativité culturelle. La survivance, la notion que l'existence n'est pas acquise, n'est
pas une notion qui est imprégnée dans le tissu social de la majorité des pays.
Mais au Québec et en Israël, si. Ça ne veut pas dire fermer les yeux sur des
crimes de guerre --car ils en sont, peu importe si le Hamas est une ordure ou
pas-- mais ça veut dire comprendre que la situation est loin d'être noir et
blanc. La tradition juive, comme l'écrivait Pierre Nepveu dans ces pages, est
aussi celle de la pensée critique et d'un grand humanisme.
Cette crise morale explique en partie
pourquoi ce qui se passe à Gaza aujourd'hui n'est pas simplement une autre
manche de la danse macabre qui oppose Israéliens et Palestiniens depuis 30 ans.
À cause des médias sociaux, à cause des bavures, à cause de l'isolement du
Hamas mais peut-être surtout à cause du refroidissement vis-à-vis d'Israël, la
donne est en train de changer. L'État hébreu à beau s'être trouvé des alliés
dans les pays voisins, une partie substantielle de ses forces vives à
l'intérieur comme à l'extérieur du pays lui tourne le dos. Ça n'augure
malheureusement rien de bon.
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