Vous n’arrivez pas à vous former une opinion face au projet de loi
fédéral sur la prostitution ? Votre coeur balance face à la proposition
du Conseil du statut de la femme sur les conjoints de fait ? Nous
pourrions former un club. Le choix est difficile parce que ces deux
projets, tout comme la défunte charte des valeurs québécoises, opposent
droits collectifs et droits individuels, essentiels, les uns comme les
autres. Lesquels, selon vous, doivent primer ? Y a-t-il un roi Salomon
dans la salle ?
Lors du débat sur la charte, la majorité des Québécois francophones
penchait nettement pour les droits collectifs. Il fallait se lever de
bonne heure, en fait, si on avait la témérité de défendre les droits
individuels, interprétés, dans le contexte, comme une gifle à la société
québécoise actuelle. Le spectre de signes religieux ramenant à la
Grande Noirceur suffisait, très souvent, à barrer la route à toute
discussion rationnelle sur les droits de ceux et celles désireux
d’afficher leur religion.
De là à croire que les droits collectifs sont favorisés par les
Québécois, il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir. Le projet de loi sur
la prostitution, basé lui aussi sur une notion de droits collectifs,
tout comme celui visant à assujettir les conjoints de fait aux mêmes
obligations que les couples mariés, ne bénéficient ni l’un ni l’autre de
la même adhésion. Pourtant, en reprenant le modèle suédois de
réglementation, le gouvernement Harper défend bel et bien, mais sans
doute malgré lui, les droits collectifs des femmes. L’idée de
criminaliser le client, mais pas la prostituée, vise non seulement à
contrer la notion d’un « métier comme un autre », mais encore davantage
l’exploitation sexuelle des femmes. Le fait que les femmes peuvent être
réduites à une simple fonction sexuelle est le pivot sur lequel toute
oppression féminine est basée. De la même façon que l’esclavage a
déshumanisé tous les Noirs, même s’ils n’étaient pas directement
concernés, toutes les femmes sont dévaluées à partir du moment où le
corps féminin est une denrée achetable. On peut penser que l’existence
de la prostitution, même restreinte, rend une véritable égalité
hommes-femmes impossible.
Voilà pour la théorie. Dans la pratique, cette loi, même sans
l’encadrement puritain du gouvernement conservateur, ne tient pas la
route. Outre le fait qu’elle ajoute à l’insécurité des prostituées,
précisément ce qui incommodait la Cour suprême et obligeait le fédéral à
revoir sa loi, elle rend quasi impossible le fait de pouvoir gagner sa
vie de cette façon. Au nom de l’intention de leur rendre leur dignité et
de les protéger, les prostituées n’auraient donc pas droit au travail,
la dignité première, et elles seraient plus vulnérables que jamais. Une
absurdité. De la même façon que plusieurs Québécois ont remis en
question leur adhésion à la charte en apprenant que des éducatrices, des
infirmières et des fonctionnaires portant le hidjab perdraient leur
emploi, beaucoup de gens, par ailleurs sensibles aux droits de la
majorité — et je m’inclus là-dedans — optent alors pour une autre
approche, en l’occurrence les droits individuels. La vertu devient un
brin odieuse quand elle écrase les gens.
La même logique peut s’appliquer à la proposition du CSF de traiter
les conjoints de fait comme des couples mariés. Si l’on veut défendre
les femmes dans leur ensemble, c’est tout indiqué. Les femmes étant de
plus en plus nombreuses à vivre en union libre et, surtout, n’ayant pas
atteint le même statut professionnel que les hommes, elles sont
forcément plus vulnérables en ménage. Mais ce maternalisme bienveillant a
aussi pour effet de forcer une application dont bien des femmes, qui
ont choisi justement de ne pas se marier, ne veulent pas. C’est prendre
le passé, et les vieux stéréotypes qui le sous-tendent, et l’appliquer
au futur sans trop d’égards aux changements sociétaux. Le Conseil a
prévu, il faut le dire, un droit de retrait pour accommoder les
récalcitrant(e)s. Mais vous vous voyez, vous, en début de relation,
déclarer au notaire que vous refusez de vous occuper de votre
conjoint(e) advenant une séparation ?
Les droits collectifs, basés davantage sur la théorie que la
pratique, sont, règle générale, plus difficiles à défendre. (À noter,
d’ailleurs, que les radicaux carburent à la théorie et les modérés, au
pragmatisme). Il y a quelques exceptions, c’est sûr, dont la loi 101 où
la situation était suffisamment criante pour justifier un bulldozer, le
propre des droits collectifs, au détriment de toutes considérations
individuelles. Ce n’est pas souvent le cas. La plupart du temps, on le
sait, la modération a bien meilleur goût.
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