J’ai développé une fascination pour l’improbable maire de Toronto,
Rob Ford. À l’instar des chaînes télévisées américaines, je ne peux plus
m’en passer. Pas seulement parce qu’il est plus gros que nature,
imprévisible, grotesque par moments, attendrissant par d’autres, mais
parce que 70 jours après l’éclatement du scandale le concernant, il est
non seulement toujours là, Rob Ford, dépouillé de la majorité de ses
fonctions, au moment où l’on se parle, il a l’intention de se présenter à
nouveau. Mieux, il a l’intention de gagner.
« Je suis prête à lui donner une deuxième chance »,
a dit Peggy Hudson, une des « irréductibles » venus serrer la pince du
maire lors de la réception du jour de l’An. C’est une tradition
inspirée, dit-on, de Louis XIV qui, lui, recevait ses sujets (mâles
seulement) à son chevet, question de se montrer quelque peu disponible
le premier et sans doute seul jour de l’année. Pour l’occasion, le maire
Ford portait son gros collier plaqué or et tenait une tasse où on
pouvait lire : Stay calm and carry on (Gardez votre calme et poursuivez vos activités).
« On croit qu’il peut se ressaisir, personnellement et professionnellement »,
ajoutait Mme Hudson. Le lendemain, Rob Ford étonnait tout le monde en
soumettant, le premier, sa candidature pour les élections municipales en
octobre. Je ne suis sans doute pas la seule qui s’est défait la
mâchoire cette journée-là. Comme d’autres, j’étais convaincue que les
jours du roi d’Etobicoke étaient comptés. À partir du moment où la
police révélait l’existence de la fameuse vidéo le montrant fumant du
crack, comment pouvait-il survivre à un tel déshonneur ? Ford avait beau
crâner, s’excuser, verser dans le trémolo, ce n’était plus qu’une
question de temps.
Mais c’était sans compter sur les talents de prestidigitateur de Rob
Ford. Bien sûr, il suffirait que la police porte des accusations contre
lui pour que son château de cartes s’effondre. Ça peut encore arriver,
le chef Blair n’a pas dit son dernier mot, mais en attendant, Ford est
en train de créer une nouvelle façon d’exercer le pouvoir. Et c’est
précisément ce qui me fascine. Après tout, le pouvoir, dans cet
hémisphère tout au moins, est exercé par les gens qui savent se tenir,
tout le contraire de Rob Ford.
Jusqu’à récemment, il y avait un mode d’emploi strict pour accéder au
pouvoir. Il fallait être 1- homme, 2- Blanc, 3- propriétaire, 4- de
profession libérale. Ces quatre conditions assuraient la respectabilité
et la crédibilité de l’individu, et souvent son élection. Bien que les
temps aient changé, la formule persiste aujourd’hui environ 70 % du
temps. Rob Ford, lui, se fait un malin plaisir de montrer qu’il n’est
justement pas sorti d’une université ou d’un bureau d’avocats. Il se
fout éperdument de suivre les codes de conduite d’usage. Il est l’outsider par excellence, l’hérétique venu venger le « little guy » longtemps méprisé par les élites de tout acabit, le Lone Ranger qui ne fait qu’à sa tête.
Pied de nez
Ford n’est pas un homme d’idées ; sa gestion de la ville se limite à
ne pas augmenter les taxes et à ajouter des rames de métro. Mais il a
compris une chose essentielle : dans la grande région métropolitaine, il
y a suffisamment de gens comme lui qui n’en ont rien à cirer, de plans
d’urbanisme ou de festival international de films, qui veulent que la
ville fonctionne, un point c’est tout, et qui ne demandent rien de mieux
que de faire un pied de nez à l’intelligentsia.
J’ai habité six ans à Toronto. C’était peu de temps avant que Rob
Ford prenne le pouvoir. Personne à ce moment-là n’aurait imaginé la
Ville reine dirigée par un Gros-Jean comme devant, ayant des
accointances avec le monde de la drogue par-dessus le marché.
Impensable ! Toronto se distingue par sa propreté et son opulence, mais
aussi par ses aspirations d’être « world-class ».
Ford, une espèce de Tea Party à lui tout seul, n’est certainement pas
dans la même catégorie. Bien que ce qu’il incarne n’est pas nouveau — on
voit le même refus des règles et de l’élite chez les membres du Tea
Party aux États-Unis —, la façon dont Ford s’y prend l’est tout à fait.
Quel élu aura poussé la délinquance, le sans-gêne, la pitrerie aussi
loin ?
En 1863, John A. MacDonald, un des Pères de la Confédération, un
homme qui aimait prendre un coup, aurait vomi en plein discours
électoral. Ça ne s’oublie pas. Bien qu’un brin éméché par moments, John
A. était par ailleurs un homme politique assez convenu pour l’époque. Ce
n’est pas le cas de Rob Ford, dont les frasques comportent des démêlés
avec la justice, ce qui semble peu affecter la popularité du maire pour
l’instant.
Jusqu’où la revanche des rustres ira-t-elle à Toronto ? Just watch him.
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