Si par hasard vous êtes un habitué des
hôpitaux montréalais, vous savez déjà que l'Hôpital général juif (HGJ) est
parmi les plus agréables de la métropole, en autant qu'on puisse décrire un
hôpital ainsi. Au 3755 chemin de la Côte-Ste-Catherine, on a moins l'impression
d'être happé, sitôt entré, par le sort (mortel) de l'humanité, ou de se perdre
dans un méandre nauséabond de corridors vert bile. De construction plus
récente, le HGJ est plus grand, plus lumineux et plus convivial. C'est
d'ailleurs ici que l'ex Premier ministre Jacques Parizeau a été traité pour un
problème cardiaque en 2010.
Depuis sa fondation en 1934, le Jewish, malgré son nom et sa mission
communautaire, dessert "les malades de toutes les croyances et de tous les
milieux", ainsi que tous les hommes politiques qui s'y présentent. Le HGJ
est parmi les meilleurs hôpitaux à Montréal et, avis aux Janette, parmi les
plus performants. Seulement, à venir jusqu'à maintenant, il l'a fait le kippa, le
turban et le hidjab bien accrochés. À vue de nez, environ un tiers des employés
portent un signe "ostentatoire" dont, non le moindre, le nouveau
directeur général, le Dr. Lawrence Rosenberg, qui, on soupçonne, n'a aucunement
l'intention, depuis le temps qu'il l'a porte, d'enlever sa calotte. Bref, c'est l'endroit au Québec où l'on retrouve le plus d'ostentatoirisme au pouce carré, du moins
dans un organisme public.
Qu'adviendra-t-il de l'hôpital général juif
dans un Québec rigoureusement laïque?
Je parierais que cette question a été au
centre des débats du cabinet des ministres, le genre de discussion que le
responsable de la charte de la laïcité, Bernard Drainville, garde pour lui,
tout comme le contenu des 26,000 courriels reçus par son ministère. La "question
du Jewish" a dû certainement motiver le droit de retrait offert dans un
premier temps aux établissements d'enseignement et de santé. Car comment
pourrait-on interdire l'apparât religieux dans un endroit créé précisément pour
des raisons religieuses? Pourtant, c'est ce que le gouvernement Marois
s'apprête à faire avec son projet de loi 60. Le droit de retrait initial
s'étant métamorphosé en simple droit de transition, l'HGJ aura en tout et
partout neuf ans pour rentrer dans le rang de la neutralité. Il n'aura plus le loisir de pointer ses
origines religieuses pour obtenir une exemption, ce qui revient à nier sa
légitimité, ni plus ni moins. C'est un peu comme si le Canada sommait le Québec de passer à
l'anglais, après une période d'ajustement, au nom d'une soi-disant harmonie
collective.
L'Hôpital général juif a vu le jour il y a 80 ans pour subvenir
aux besoins d'une communauté qui, vu la mainmise des églises chrétiennes sur le
réseau de santé, sentait le besoin d'avoir ses propres établissements. Le
besoin était particulièrement criant vu l'augmentation de la communauté juive à
l'époque. Entre 1901 et 1931, la population juive passe de 7,000 à 60,000 au
Québec, une augmentation de 800%. Les
juifs de l'Europe de l'Est fuient la persécution et Montréal, où l'on trouve une
communauté juive établie depuis 1768, est une destination de choix. C'est d'ailleurs
au Bas Canada (le Québec d'alors) que les juifs ont obtenu, en 1832, la
reconnaissance de leurs droits civiques pour la première fois au sein de
l'empire britannique.
Seulement, l'accroissement de la population
du début du 20e siècle n'est pas sans attiser l'antisémitisme. On connait tous
l'histoire d'Adrien Arcand et ses chemises brunes; on a tous vu la célèbre
affiche de Ste-Agathe-des-monts ("On est un village canadien-français. Pas
de Juifs ici"). En fait, les juifs d'alors vivent, en plus exacerbé, ce
que les musulmans vivent aujourd'hui : ils sont ceux par qui le malheur arrive.
Le besoin de se retrouver dans un établissement à eux, à la fin des année 20,
est criant et, malgré le krach économique, ils réussissent à recueillir 1$
million à cette fin.
Plus qu'un simple hôpital, le Jewish est une plaque tournante d'une
communauté qui, toujours un peu inquiète pour sa survie, est autosuffisante
comme nulle autre. La religion juive, en tant qu'identité culturelle surtout,
est le ciment de cette congrégation qui, à maints égards, est au Québec ce que
le Québec est au Canada : une société distincte qui veut maintenir coûte que
coûte sa spécificité culturelle. Ne pas voir ça, c'est non seulement ignorer le
rôle de la religion dans la construction d'une identité culturelle, c'est nous méconnaître
nous-mêmes. C'est ne pas comprendre que plus on voudra aplanir, affadir et
uniformiser la place publique, si ce n'est que de façon restreinte, plus on
risque de rendre l'existence même du Québec, basée sur le droit à la différence,
plus fragile.
Vive la différence.
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