Imaginez un immense jeu de serpents et échelles. La case départ
indique « 30 octobre 1995 » ; la case arrivée, « 3 octobre 2013 », un
écart de 18 ans durant lequel se tord, se triture et, finalement, se
transforme le nationalisme québécois. C’est le but du jeu : de montrer
comment, entre deux paroles célèbres prononcées par le grand-père de la
nation, Jacques Parizeau, l’humeur nationaliste a connu bien plus que de
simples variations. Entre « l’argent et des votes ethniques » du 30
octobre 1995 et « le feu commence à prendre dans notre société » de
jeudi dernier, c’est à une métamorphose de l’idée même de la nation
qu’on assiste. Cette trajectoire en dents de scie - qui,
personnellement, me trouble et me fascine à la fois -, je la vois comme
suit.
Le 30 octobre 1995, le nationalisme québécois est toujours bon
enfant, c’est-à-dire de centre gauche, tentant d’inclure plutôt que
d’exclure, soucieux d’intégrer le plus d’immigrants possible, sachant
très bien qu’on ne parviendra pas au « grand jour » sans renforts venus
d’ailleurs. Le tristement célèbre « l’argent et des votes ethniques »,
ce soir-là, n’est indicatif ni de l’homme qui le prononce - comme en
fait foi la carrière entière de Jacques Parizeau, ainsi que ses
dernières déclarations - ni de bon nombre de gens qui souscrivent au
mouvement nationaliste et qui se retrouvent, d’ailleurs, horrifiés par
ce serpent qui siffle tout à coup sur leur tête. Cela dit, la phrase a
un effet de guillotine. À partir de ce moment, ceux qui croient que
Parizeau a fait un tort incommensurable au mouvement souverainiste
redoublent de précautions et d’ardeur envers « l’autre ». Le Bloc
québécois, notamment, est très actif sur la question du pluralisme et y
consacre son Congrès national en 1999. Ceux, par contre, qui croient que
l’ex-premier ministre a simplement dit la vérité rongent leur frein. Du
moins, pour l’instant.
Il y a toujours eu, bien sûr, un nationalisme de droite au Québec.
Mais depuis la création du Mouvement Souveraineté-Association de René
Lévesque en 1968, ses adhérents ont très peu d’ascendant intellectuel.
L’Action nationale ? Qui le lit ou s’en soucie vraiment ? Pendant 25
ans, le nationalisme de centre droit est relégué dans des coins assez
obscurs de la scène québécoise. Ah, mais la phrase de Parizeau et le
mouvement de répulsion qui s’en est suivi vont changer tout ça.
Nouvelle vague
Impossible de dire quand exactement le nationalisme québécois «
ouvert sur le monde » va retourner sa veste pour devenir un nationalisme
« d’affirmation identitaire », comme on le voit aujourd’hui, mais le
mouvement s’amorce indubitablement en réaction à la honte nationale qui
suit la bourde de l’ex-premier ministre. Petit à petit, l’exaspération
devant cette gauche « cosmopolite » prête à se piler dessus au nom de «
l’ouverture à l’autre », l’irritation devant ce « vertueux reniement de
soi », railleries souvent entendues aujourd’hui autour du débat sur la
Charte, laissent des traces. D’abord, au Département de sociologie de
l’UQAM, le haut lieu de la résistance canadienne-française. Ensuite,
dans des événements et prises de paroles de plus en plus remarqués, dont
ce manifeste, publié en janvier 2013, de Génération Nationale (GN),
d’où viennent les expressions citées plus haut. Groupe de jeunes
nationalistes, GN prône, en fait, à peu près ce que prône le PQ
aujourd’hui : la primauté de l’identité québécoise, le danger du
multiculturalisme, la laïcité fermée et le maintien des crucifix au nom
du patrimoine culturel.
C’est en faisant de la recherche sur le Bloc québécois, il y a deux
ans, que j’ai découvert ce nouveau mouvement nationaliste,
majoritairement masculin, soit dit en passant, réactionnaire, dans le
sens littéral du mot (en réaction à…), de centre droit, et surtout, de
plus en plus en vue. Qui aujourd’hui ne connaît pas Éric Bédard, Mathieu
Bock-Côté, ou même le président de Génération Nationale, anciennement
président du Forum jeunesse du Bloc (et un nom qui ne s’oublie pas),
Simon-Pierre Savard-Tremblay ?
La première chose qui frappe chez cette nouvelle vague, c’est
l’érudition, la pensée étoffée, la capacité d’analyse. On est loin ici
de l’Union nationale ou même de Mario Dumont. Il y a ici une force
intellectuelle à laquelle la droite québécoise nous a peu habitués, et
qui, pour la première fois en 25 ans, inspire les hautes instances du
PQ. Tout un changement, comme d’ailleurs le soulignait M. Parizeau dans
sa lettre au Journal de Montréal. Or, il faut se demander, non seulement
si on veut du projet de charte péquiste tel que présenté, mais si c’est
de ce nationalisme-là dont on a envie. Celui où « la nation n’a pour
nous rien d’une communauté de valeurs ou de tendances politiques », mais
où « elle est une communauté historique avant toute chose ».
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