Je ne sais pas pour vous, mais la Charte des valeurs québécoises est
un sujet de discussion constante autour de moi. D’engueulade aussi. Et
ce n’est pas, n’en déplaise au ministre Bernard Drainville, parce qu’on
est incapable d’en discuter posément. C’est parce qu’il y a énormément
en jeu. Aussi parce que le débat oppose des gens qui généralement
s’entendent : des indépendantistes, des féministes, des pratiquants
religieux… L’expulsion de Maria Mourani nous l’aura fait comprendre : le
potentiel de mésentente est plus grand que jamais.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à m’engueuler, un soir de gala,
avec le chum d’une amie. Ce qu’on n’a pas vu venir, ni l’un ni l’autre,
et qui a laissé une drôle d’impression.
Ça vous est peut-être arrivé, lors d’un souper de famille, de vous
retrouver soudainement à couteaux tirés avec votre cousin, votre
beau-frère ou même votre propre soeur, une personne que vous croyez bien
connaître et avec qui vous avez beaucoup de choses en commun. Et,
bingo, vous ne la reconnaissez plus. Sentiment étrange de trahison,
d’insulte même, qui ne se produirait probablement pas avec un étranger.
Comment peut-elle penser une chose pareille ?…
Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on vient de la même famille qu’on est
toujours de la même famille. On finit par le comprendre et,
éventuellement, l’accepter. On ne passe pas si facilement l’éponge quand
il s’agit de quelqu’un censé avoir les mêmes « valeurs ». Ce qui me
ramène au chum de mon amie qui, sans avoir mené les mêmes batailles que
moi, regarde, disons, dans la même direction. Et pourtant, il est fier
de la Charte proposée par le gouvernement Marois, ne voit pas là de
discrimination envers les minorités religieuses, ni de menace aux droits
fondamentaux. Il voit une grande avancée vers la « modernité ». Je
pense bien que c’est le mot qu’il a utilisé. Comme pour l’historien Yvan Lamonde, interviewé dans Le Devoir cette semaine, il voit cette Charte comme le parachèvement de la laïcisation entrepris durant la Révolution tranquille.
Au bout de quinze minutes de verbe haut et de veines dans le cou, on
était d’accord sur seulement deux points (mis à part le principe de
laïcité, sur lequel à peu près tout le monde s’entend). Un, le crucifix
n’a pas sa place à l’Assemblée nationale, et deux, les principes
fondamentaux sont des vases communicants. On ne peut minimiser le droit à
la pratique religieuse sans que le droit à l’égalité hommes-femmes, par
exemple, soit affaibli aussi. Juger un droit, déjà reconnu comme vital à
l’épanouissement humain, moins « fondamental » qu’un autre ouvre la
porte au relativisme de tous les autres droits. Mais, sur le fond, on
est restés, bien qu’assis quasi côte à côte (c’est mon amie, la pauvre,
qui nous séparait), à des années-lumière.
Clivage entre générations
Considérant quelqu’un qui vit comme moi, qui veut essentiellement les
mêmes choses de la vie, les mêmes choses également pour le Québec,
qu’est-ce qui explique tout à coup ce fossé ? Qu’est-ce qui explique
qu’il est prêt à pardonner les contradictions de la Charte, dont cet
invraisemblable crucifix, et les manoeuvres grossièrement électoralistes
du PQ, et pas moi ?
Il me semble que ce qui sépare, ici, c’est l’idée qu’on se fait du
Québec. D’ailleurs, le dernier sondage indiquant un clivage entre
générations - les plus vieux appuient la Charte, les plus jeunes,
beaucoup moins - est un exemple de ce que je veux dire. L’idée de cette
Charte repose sur un retour en arrière, au temps où les femmes étaient
soumises à leur mari et que tout le monde croupissait sous la férule de
l’Église. Quand des femmes d’un certain âge affirment « oui à la
modernité, non au Moyen-Âge », c’est une transposition directe de leurs
souvenirs qu’on entend. Cette vision du pays en est une où les
Québécois, et surtout les Québécoises, sont encore des victimes. Il
faudrait donc, et de toute urgence, se lever et s’affranchir des forces
obscurantistes.
Les plus jeunes, qui, règle générale, ne se voient pas comme des
victimes, se reconnaissent difficilement dans cette déformation de la
réalité. Ce qui s’est passé dans les années 1960, « l’enjeu démocratique
», pour reprendre les termes d’Yvan Lamonde, ne représente pas l’enjeu
d’aujourd’hui. À l’époque, il s’agissait de s’affranchir d’un siècle de
domination ecclésiastique, ce qui s’est fait de façon largement
volontaire, avec le concours de Vatican II, qui incitait les religieux à
laisser leurs habits. Aujourd’hui, l’enjeu démocratique concerne
essentiellement l’intégration de minorités culturelles. Avant, il
s’agissait que de « nous ». Aujourd’hui, il s’agit de la conjugaison
(forcée) de nous et des autres. Beaucoup plus difficile, comme l’indique
l’étendue de la mésentente, à réaliser.
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