C'est le terme audacieux que la philosophe
allemande Hannah Arendt trouva pour décrire, en 1963, le lieutenant colonel
nazi, Adolf Eichman. Depuis, la notion que les pires atrocités peuvent être commises
par des gens ordinaires, qui paraissent et agissent normalement, a été largement
acceptée. Du moins, par les psychiatres; pour le public, cette notion passe
encore difficilement. Chaque fois qu'on est confronté à des gestes
particulièrement odieux --pensons à Dzhokhar Tsarnaev, Luka Magnotta, Guy
Turcotte, Marc Lépine-- on crie au monstre, à la maladie mentale, à n'importe
quoi qui sépare ces êtres infects du commun des mortels, c'est-à-dire de nous.
Ariel Castro, le chauffeur d'autobus
scolaire de Cleveland, Ohio, récemment condamné à 1,000 ans de prison pour avoir
emprisonné, violé et torturé trois jeunes femmes pendant près de 10 ans, fait
partie de cette galerie de monstres dont l'exceptionnelle cruauté,
pensons-nous, le met à part, hors du circuit des êtres normaux.
Castro a été trouvé coupable de 937 chefs
d'accusation d'enlèvements, de viols, d'agressions sexuelles, de voies de fait
et même de tentatives de meurtres pour avoir violemment provoqué des fausses
couches chez une de ses victimes. Les trois femmes, Michelle Knight, Amanda
Berry et Gina DeJesus, ont été enchainées dans le sous-sol, privées de
nourriture, étranglées avec de la corde électrique pour les décourager de fuir
et, plus tard, enfermées au deuxième étage. Et, bien sûr, violées à répétition.
Elles ne sont jamais sorties de la maison durant les 9 ou 10 ans de leur
captivité.
Pourtant, tout le long de son procès,
l'homme de 53 ans n'a cessé de dire qu'il n'était ni méchant ni violent, encore
moins monstrueux. Mettant son comportement sur le compte d'une addiction
sexuelle liée à la porno, et l'abus sexuel dont il aurait été victime enfant,
Castro est même allé jusqu'à dire, à deux reprises, qu'il vivait en "harmonie"
avec ses trois captives. Mieux:
"La majorité des rapports sexuels qui ont eu lieu dans cette
maison, et probablement l'entièreté, était consensuelle," affirma-t-il.
De la même façon qu'Eichmann croyait
accomplir son devoir en exécutant la "solution finale," Ariel Castro,
lui, a non seulement cru bon d'incarcérer trois femmes pour son plaisir sexuel
mais croyait ses fantasmes partagés par celles-ci. Ça dépasse l'entendement, bien
sûr, mais plutôt que d'y voir qu'une
grossière anomalie, il faudrait, à l'instar d'Hannah Arendt, voir en quoi un
tel comportement prend racine dans des comportements beaucoup plus répandus.
À mon avis, il y a un lien entre la
violence sexuelle d'un Ariel Castro et la violence par médias sociaux
interposés que vient d'essuyer une journaliste britannique, Caroline Criado-Perez,
suite à sa campagne pour mettre une femme, l'écrivaine Jane Austen, sur la
monnaie anglaise. Dès l'annonce de la nouvelle, le 24 juillet dernier, Mme Criado-Perez
a été menacée de viol et de mort sur Twitter. Pas moins de 50 tweets menaçants
par heure pendant 48 heures, du genre: "Ta gueule, putain, ou je te la
ferme et t'étrangle avec ma queue".
La fureur misogyne sur Twitter n'est pas
sans rappeler celle qui faisait rage récemment sur Facebook. Sur le célèbre site
--qui, en passant, interdit du contenu sur l'allaitement maternel et la
chirurgie de reconstruction mais pas, jusqu'en mai dernier, la violence faite
aux femmes-- on pouvait voir des photos montrant des femmes ensanglantées,
amochées, quasi mortes, avec ces légendes: "La prochaine fois, ne tombe
pas enceinte". "Elle m'a brisé le coeur. Je lui ai brisé le
nez".
Il n'y a pas une femme qui regarde cette
propagande haineuse sans se demander si on ne se leurre pas par rapport à la
société dans laquelle on vit. Partout, on nous dit que nous avons les mêmes droits,
les mêmes possibilités, que nous sommes les bienvenues. Mais dans les faits,
quand personne ne regarde ou n'écoute, protégé par l'anonymat des médias sociaux
ou, encore, par les structures hiérarchiques des bastions masculins, tels l'Armée,
on découvre un vaste réservoir de mépris, un ressentiment incommensurable
vis-à-vis les femmes qui osent prendre leur place. Pour ne rien dire de
l'entêtement obtus de l'Eglise vis-à-vis les femmes. Le pape a beau se faire tout
chaleureux face aux foules et aux journalistes, il fait partie du poison qui
discrédite les femmes sur la place publique.
La "banalité du mal" aujourd'hui
trouve tout son sens dans cette misogynie latente, indécrottable, qui pustule
comme des boutons de fièvre dans les coins les plus reculés, voire intouchables
de la société. Je me demande ce que Hannah Arendt en dirait.
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