La photo a fait cent fois le tour du monde
et capture magnifiquement la jubilation d'après-guerre. Prise à New York le
jour de la capitulation du Japon, le 14 août, 1945, on y voit un marin américain,
petit chapeau blanc bien calé sur la tête, embrassant fougueusement une femme
vêtue de blanc. C'est du Fred Astaire et Ginger Rogers tout craché tellement le
geste est théâtral, la femme renversée par derrière, l'homme penché
passionnément sur elle. La rencontre de l'Amour et la Liberté...
Ce n'est pas tout à fait ce qu'en pense une
blogueuse londonienne qui assimile le geste à de l'agression sexuelle, pure et
simple. Toute une hypothèse. C'est l'équivalent de déclarer que La Joconde, le
symbole par excellence du mystère féminin, est un homme (rumeur qui a d'ailleurs
déjà circulé).
Comment cette blogueuse, connue sous le nom
de Leopard, et dont les propos ont eux aussi fait le tour du monde, arrive-t-elle
à voir un geste d'agression là où l'on a toujours vu de la célébration?
Ce n'est que cette année que l'identité des
deux amoureux a enfin été connue. Il s'agit de George Mendonsa, ex-marin de la
US Navy, et de Greta Zimmer Friedman, ex-infirmière dentaire, 89 ans tous les
deux, et bel et bien en vie. Contrairement à ce qu'on a pu croire toutes ces
années, les deux ne formaient pas un couple. La vraie femme de Mendonsa est d'ailleurs
en arrièrre-plan dans la photo, souriant, un peu étonnée, de l'effronterie de
son époux. Son George, en plus, était un brin éméché.
Mais c'est surtout les propos de la dame en
blanc, interviewée par CBS, qui ont fait bondir la blogueuse. "Je n'avais
pas choisi d'être embrassée, le gars m'a juste empoignée", dit Mme Zimmer
Friedman, notant au passage la force de son Roméo. La blogueuse de Londres, ajoutant
que d'autres clichés du même moment montrent l'infirmière avec un poing plaqué
contre la joue du marin, comme pour se défendre, conclut donc qu'il s'agit
d'une agression. C'est seulement "l'aveuglement sélectif de la culture de
viol dans laquelle nous vivons", dit-elle, qui permet de perpétuer
l'interprétation romantique et sentimentale de la célèbre photo.
Si j'étais prof d'éthique, je soumettrais
la question à mes étudiants. Faut-il voir dans ce baiser un beau geste, le plus
beau, en fait, qui soit, ou au contraire, le plus insidieux et, pour les
femmes, le plus dangereux qui soit?...
Inutile de dire que la désormais célèbre
blogueuse, Leopard, est féministe. Moi aussi. Je partage son émoi face à la banalisation
du viol. Qu'il s'agisse de pubs, de paroles de rappe ou de films porno,
l'appropriation du corps des femmes est omniprésente et problématique. On
voudrait que ça cesse. Je crois aussi que trop de femmes se sentent obligées d'endurer
des sessions de flirt et de tripotage "sans rien dire", un premier pas vers
l'agression sexuelle pure et dure.
Mais de là à décrier V-J Day in Times Square, le titre de la photo, comme une
supercherie?...
Toute la difficulté du mouvement féministe
est admirablement inscrite, en fait, dans cette photo. Si le féminisme a mis
autant de temps à prendre son envol, si les critiques qu'il a dû essuyer, et
essuie encore, sont aussi acerbes ("toutes des mal baisées"), c'est
précisément que le féminisme agit comme un reality
check des rapports hommes-femmes. C'est immensément plus délicat, comme
analyse, que celle qui concerne, par exemple, la lutte des classes. Les riches
et les pauvres ne vivent pas ensemble et tombent assez rarement amoureux l'un
de l'autre. Alors que la proximité, pour ne pas dire l'amour, entre hommes et
femmes, est depuis toujours le fondement de la société dans laquelle on vit.
La peur de mettre la hache dans la grande
promesse de ce bas monde, l'amour (justement), est la raison pourquoi tant de
gens, incluant des femmes, se dissocient du féminisme. C'est aussi pourquoi Leopard
s'est fait traiter de tous les noms suite à son blogue. On ne détruit pas un
icône impunément.
Pour ma part, tout en applaudissant aux
questions que pose ma consoeur blogueuse, je n'arrive pas à voir de véritable
agression dans cette photo, plutôt un joyeux débordement.
Je ne doute pas que M. Mendonsa ait été un
peu macho sur les bords. (Depuis 1945, "il n'a pas arrêté de vouloir
embrasser les femmes", nous dit sa légitime épouse). Mais son désir de
célébration est tellement légitime, tellement contagieux -- il voulait célébrer la fin d'un
conflit qui aurait pu lui coûter la vie -- tellement loin d'un geste de
domination ou d'humiliation, qu'il faut bien pardonner l'absence de permission. Et puis, que seraient les rapports
humains entièrement soumis à des codes de conduites, sans spontanéité ni
enthousiasme? Comme dirait Brel, il faut que bien le corps exulte.
Bref, il y a des moments où le bon sens
doit tout simplement l'emporter sur l'idéologie.
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