mercredi 10 octobre 2012

Le baiser de la victoire tourne au vinaigre



La photo a fait cent fois le tour du monde et capture magnifiquement la jubilation d'après-guerre. Prise à New York le jour de la capitulation du Japon, le 14 août, 1945, on y voit un marin américain, petit chapeau blanc bien calé sur la tête, embrassant fougueusement une femme vêtue de blanc. C'est du Fred Astaire et Ginger Rogers tout craché tellement le geste est théâtral, la femme renversée par derrière, l'homme penché passionnément sur elle. La rencontre de l'Amour et la Liberté...

Ce n'est pas tout à fait ce qu'en pense une blogueuse londonienne qui assimile le geste à de l'agression sexuelle, pure et simple. Toute une hypothèse. C'est l'équivalent de déclarer que La Joconde, le symbole par excellence du mystère féminin, est un homme (rumeur qui a d'ailleurs déjà circulé).

Comment cette blogueuse, connue sous le nom de Leopard, et dont les propos ont eux aussi fait le tour du monde, arrive-t-elle à voir un geste d'agression là où l'on a toujours vu de la célébration?

Ce n'est que cette année que l'identité des deux amoureux a enfin été connue. Il s'agit de George Mendonsa, ex-marin de la US Navy, et de Greta Zimmer Friedman, ex-infirmière dentaire, 89 ans tous les deux, et bel et bien en vie. Contrairement à ce qu'on a pu croire toutes ces années, les deux ne formaient pas un couple. La vraie femme de Mendonsa est d'ailleurs en arrièrre-plan dans la photo, souriant, un peu étonnée, de l'effronterie de son époux. Son George, en plus, était un brin éméché. 

Mais c'est surtout les propos de la dame en blanc, interviewée par CBS, qui ont fait bondir la blogueuse. "Je n'avais pas choisi d'être embrassée, le gars m'a juste empoignée", dit Mme Zimmer Friedman, notant au passage la force de son Roméo. La blogueuse de Londres, ajoutant que d'autres clichés du même moment montrent l'infirmière avec un poing plaqué contre la joue du marin, comme pour se défendre, conclut donc qu'il s'agit d'une agression. C'est seulement "l'aveuglement sélectif de la culture de viol dans laquelle nous vivons", dit-elle, qui permet de perpétuer l'interprétation romantique et sentimentale de la célèbre photo.

Si j'étais prof d'éthique, je soumettrais la question à mes étudiants. Faut-il voir dans ce baiser un beau geste, le plus beau, en fait, qui soit, ou au contraire, le plus insidieux et, pour les femmes, le plus dangereux qui soit?...

Inutile de dire que la désormais célèbre blogueuse, Leopard, est féministe. Moi aussi. Je partage son émoi face à la banalisation du viol. Qu'il s'agisse de pubs, de paroles de rappe ou de films porno, l'appropriation du corps des femmes est omniprésente et problématique. On voudrait que ça cesse. Je crois aussi que trop de femmes se sentent obligées d'endurer des sessions de flirt et de tripotage "sans rien dire", un premier pas vers l'agression sexuelle pure et dure.

Mais de là à décrier V-J Day in Times Square, le titre de la photo, comme une supercherie?...

Toute la difficulté du mouvement féministe est admirablement inscrite, en fait, dans cette photo. Si le féminisme a mis autant de temps à prendre son envol, si les critiques qu'il a dû essuyer, et essuie encore, sont aussi acerbes ("toutes des mal baisées"), c'est précisément que le féminisme agit comme un reality check des rapports hommes-femmes. C'est immensément plus délicat, comme analyse, que celle qui concerne, par exemple, la lutte des classes. Les riches et les pauvres ne vivent pas ensemble et tombent assez rarement amoureux l'un de l'autre. Alors que la proximité, pour ne pas dire l'amour, entre hommes et femmes, est depuis toujours le fondement de la société dans laquelle on vit.

La peur de mettre la hache dans la grande promesse de ce bas monde, l'amour (justement), est la raison pourquoi tant de gens, incluant des femmes, se dissocient du féminisme. C'est aussi pourquoi Leopard s'est fait traiter de tous les noms suite à son blogue. On ne détruit pas un icône impunément.

Pour ma part, tout en applaudissant aux questions que pose ma consoeur blogueuse, je n'arrive pas à voir de véritable agression dans cette photo, plutôt un joyeux débordement.

Je ne doute pas que M. Mendonsa ait été un peu macho sur les bords. (Depuis 1945, "il n'a pas arrêté de vouloir embrasser les femmes", nous dit sa légitime épouse). Mais son désir de célébration est tellement légitime, tellement contagieux  -- il voulait célébrer la fin d'un conflit qui aurait pu lui coûter la vie -- tellement loin d'un geste de domination ou d'humiliation, qu'il faut bien pardonner l'absence de permission.  Et puis, que seraient les rapports humains entièrement soumis à des codes de conduites, sans spontanéité ni enthousiasme? Comme dirait Brel, il faut que bien le corps exulte.

Bref, il y a des moments où le bon sens doit tout simplement l'emporter sur l'idéologie.

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