La pièce de toutes les controverses, signée
Wajdi Mouawad, est enfin à l'affiche à Montréal. Des Femmes, qui devait en partie être interprétée par Bertrand
Cantat, inculpé en 2003 du meurtre involontaire de sa compagne, l'actrice Marie
Trintignant, joue à guichets fermés au TNM depuis une semaine. Sans le
tristement célèbre Cantat, il va sans dire.
On dit que le tollé suscité par la venue de
l'ex-chanteur de Noir Désir a été particulièrement féroce au Québec. La "morale
féministe", faut croire, veillait au grain. Mais bien des villes
européennes (Nantes, Avignon, Madrid...) ont également refusé sa participation
jugée, pour le moins, indélicate.
J'avoue n'avoir jamais entendu la musique
de Bertrand Cantat avant de me taper les 6h20 de la trilogie sophocléenne,
samedi dernier. Elle est sublime, cette musique. Il s'agit d'un immense talent, sans aucun doute. Il n'y a pas de doute non plus que le coup de génie de
cette extravagance théâtrale tient à la transformation du traditionnel choeur
grec en choeur rock. On aurait souhaité une inspiration équivalente pour le
texte et la mise en scène. Bref, c'est la musique de Cantat, superbement livrée
par les trois musiciens et chanteur sur scène, qui vaut le détour, et vous
garde assis bien droit sur votre siège. (Aussi, la performance toujours
exceptionnelle de Sylvie Drapeau et la découverte de la comédienne française
Sara Llorca).
Faut-il déplorer l'absence de Bertrand
Cantat pour autant? Plusieurs l'ont fait. Faut-il regretter d'avoir
"jappé" son indignation devant l'insouciance --ou provocation, c'est
selon-- d'associer un homme qui a tué sa femme à une entreprise qui invite à
réfléchir sur la condition des femmes? La pièce aurait-elle vraiment été
meilleure en mêlant l'aura sulfureux de Bertrand Cantat au spectacle étalée sur
scène?
Il est toujours tentant de se positionner
du côté de l'art, de ce qui soi-disant élève, éclaire et transforme, tout en
pointant du doigt la morale des bien-pensants. D'un côté, l'art qui "lave
tout", comme disait la directrice artistique du TNM, Lorraine Pintal, au
moment où éclatait la controverse; de l'autre, les préoccupations contraignantes
et terre à terre des donneurs de leçons. Faites vos jeux...
Pour ma part, je crois qu'il y a ici une
surestimation (pour ne pas dire snobisme) de ce qui se passe sur les planches
et une sous-évaluation de ce qui se passe dans l'auditoire. En d'autres mots,
l'erreur de Wajdi Mouawad a été de croire que ce qu'il avait en tête était plus
important, voire plus noble, que ce que nous pouvions ressentir sur le sujet.
Le problème, tant pour la participation de
Cantat que pour les pièces elles-mêmes, est que la question des femmes battues
(à mort, ou pas) est immensément plus réelle, plus forte et ultimement plus
émouvante, pour la grande majorité du public, certainement féminin, que ce
qu'on nous propose sur scène.
On a beau lire dans le programme que ces
tragédies éclairent les "enjeux actuels", on peine à y trouver une
réelle résonance. Antigone, à la rigueur, rappelle la révolte féministe contre
l'ordre établi. Sauf que la jeune impulsive est motivée par les lois divines, autre
grand patriarcat que celui-là, ce qui brouille un peu les cartes de
l'identification.
Pour ce qui est des deux autres héroines,
Déjanire et Electre, elles incarnent davantage
le vieux dada des tragédies grecques et, de
son propre aveu, celui de Wajdi lui-même, qu'une quelconque insurrection
féminine. "A force de lire ces auteurs, dit le metteur en scène, j'ai entendu
leur message. Ne présume pas de toi. Ne dis pas : Jamais, je ne commettrai
d'acte épouvantable."
La tragédie personnelle de Bertrand Cantat
est l'illustration par excellence de ce précepte; on comprend que le metteur en
scène y ait pensé. Sauf qu'à tant vouloir renforcer ce grand exorcisme de la
douleur humaine que sont les tragédies grecques, Wajdi Mouawad, en bon
intellectuel, s'est un peu perdu dans la théorie, en oubliant la pratique. Il a pensé à la symbolique, en d'autres mots,
et à la réhabilitation de son ami Bertrand, mais certainement pas à Marie
Trintignant ou aux millions de femmes violentées. Toute sa sensibilité était
aiguisée dans un sens mais pas dans l'autre.
Personne ne nie que Bertrand Cantat a droit à
refaire sa vie. De son talent, on doute encore moins. Mais il ne fallait pas le
mêler à des pièces sur la douleur des femmes, bon sang, pour le peu qu'on
s'intéresse rééllement à cette douleur-là.
Petite analogie: tout le monde comprend pourquoi
Jean Charest s'est planté en faisant des blagues sur les étudiants, il y a
quelques semaines. Non pas que l'humour du PM n'est pas bienvenu. Au contraire,
c'est une de ses seules qualités par les temps qui courent. La blague, de plus,
était assez drôle; c'est le contexte qui ne l'était pas.
Est-ce l'aplaventrisme du milieu culturel face à Wajdi Mouawad, et
dieu sait qu'il en a, ou seulement le désintérêt crasse face aux femmes battues
qui explique cet "aveuglement" digne d'une tragédie grecque?
Au moment d'écrire ces lignes, la rue Jean-Talon à Montréal est
fermée pour cause de violence conjugale. Un homme, encore un autre, s'en serait
pris à sa femme.
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